Jean Tauler

29 : Sermon pour le deuxième dimanche après la Trinité

mercredi 2 janvier 2008.
 
Ce que nous savons, nous le disons (Jn 3, 11).

1. Notre Seigneur disait : " Ce que nous savons, nous le disons, et ce que nous voyons, nous l’attestons, et vous n’avez pas reçu notre témoignage. Quand je vous parle de choses terrestres, vous ne me croyez pas ; si je venais à vous parler des choses du ciel, comment pourriez-vous me croire ? "

On lit ces paroles dans l’évangile de ce jour, où nous célébrons la vénérable fête de l’éminente, transcendante et adorable Trinité. Toutes les fêtes qui ont été célébrées au cours de l’année, quel qu’en soit l’objet immédiat, ont leur but et leur fin dans cette fête vers laquelle toutes les autres convergent. La sainte Trinité est d’ailleurs le terme et la fin du mouvement de toutes les créatures et, en particulier, de celui des créatures raisonnables, car elle est bien, au sens propre, principe et fin. Il nous est impossible de trouver des termes appropriés pour parler de cette Trinité très glorieuse, et cependant il faut bien en dire quelque chose. Cette Trinité inconnaissable, transcendante, dont il nous faudrait parler, il nous est aussi impossible de l’atteindre, que de toucher le ciel avec notre tête. Car tout ce qu’on peut dire et penser à ce sujet est cent mille fois plus au-dessous de la réalité, qu’une petite pointe d’aiguille vis-à-vis du ciel et de la terre oui, cent mille fois, et au-delà de tout nombre et de toute mesure.

Il est absolument impossible à toute intelligence de comprendre comment la haute et essentielle unité est unité simple quant à l’essence, et triple quant aux Personnes, comment les Personnes se distinguent, comment le Père engendre son Fils, comment le Fils procède du Père et demeure cependant en lui (c’est dans la connaissance de lui-même que le Père dit son Verbe éternel), et comment, de la connaissance qui sort de lui, jaillit un inexprimable torrent d’amour qui est le Saint-Esprit, comment ces épanchements merveilleux refluent dans l’ineffable complaisance de la Trinité en elle-même et dans la jouissance que la Trinité a d’elle-même et dans une essentielle unité. Tel le Père, tel est le Fils en puissance, en sagesse et en amour ; de même le Fils ne fait qu’un avec le Saint-Esprit, et cependant on ne saurait dire combien grande est la distinction des Personnes qui dans l’unité de nature procèdent bien réellement l’une de l’autre. Sur ce sujet on pourrait parler avec une abondance étonnante, et pourtant l’on n’aurait rien dit qui fasse comprendre comment la suressentielle et transcendante unité s’épanouit dans la distinction.

2. Mieux vaut sentir tout cela que d’avoir à l’exposer, et ce n’est pas tout agrément que d’avoir à parler ou à entendre parler de ce sujet, surtout parce que nos paroles sont toutes empruntées aux choses extérieures et aussi à cause de la disproportion d’un objet inexprimablement lointain et étranger pour notre intelligence qui n’en a aucune idée. Cet objet dépasse même toute intelligence angélique. Laissons cela aux grands clercs ; eux, ont devoir de parler sur ce sujet, pour défendre la foi, et ils en ont écrit de gros livres. Mais nous, tenons-nous-en à une foi simple.

Saint Thomas dit aussi : " Personne ne doit aller au-delà de ce qu’ont dit les docteurs qui ont sondé la connaissance de ce mystère, l’ont atteint par [leur] vie, si bien que c’est du Saint-Esprit qu’ils l’ont reçue. " Si rien, en effet, n’est plus délectable et plus aimable que de sentir ce mystère, rien n’est aussi plus dangereux que d’errer à son sujet. C’est pourquoi, laissez vos discussions là-dessus, croyez simplement et abandonnez-vous à Dieu. Les grands clercs, eux, qu’ont-ils autre chose à faire ? Et ils n’ont jamais été d’une raison si subtile que maintenant. Quant à vous, veillez à ce que la Trinité naisse en vous, dans le fond, non point sous la forme d’idées de raison, mais de manière essentielle, non pas en paroles, mais en réalité.

3. Cette Trinité, nous devons la considérer en nous-mêmes, nous rendre compte comment nous sommes vraiment faits à son image, car on trouve dans l’âme, en son état naturel, la propre image de Dieu, image vraie, nette, quoiqu’elle n’ait pas cependant toute la noblesse de l’objet qu’elle représente. Notre progrès consiste en ce qu’avant toutes choses nous prenions conscience en nous-mêmes de cette aimable image qui est en nous d’une façon si délectable et si réelle. De la noblesse de cette image, personne ne peut parler en termes appropriés, car Dieu est dans cette image et il est cette image même, mais de façon inimaginable.

Les maîtres parlent beaucoup de cette image et la cherchent en maintes modalités de la nature et aussi dans ce qu’elle est essentiellement. C’est ainsi que tous les docteurs disent qu’elle réside, à proprement parler, dans les facultés supérieures, dans la mémoire, l’intelligence et la volonté ; c’est par ces facultés que nous sommes vraiment capables de recevoir la sainte Trinité et d’en jouir. Cela n’est cependant que le degré inférieur de la vérité, car c’est dire une seconde fois ce qui est dans la nature. Maître Thomas dit que cette image n’est parfaite que lorsqu’elle est en acte, par l’exercice des facultés, par conséquent dans une mémoire en acte, dans une intelligence en acte, et dans une charité en acte. C’est à cette pensée qu’il arrête ses considérations.

4. Mais d’autres maîtres disent, et cette opinion est de beaucoup et indiciblement supérieure, que l’image de la Trinité résiderait dans le plus intime, au plus secret, dans le tréfonds de l’âme, là où, dans ce fond, elle a Dieu essentiellement, réellement et substantiellement. Ce serait là que Dieu agirait, là qu’il épanouirait son être, là qu’il jouirait de lui-même, et on ne pourrait pas plus séparer Dieu de ce fond, qu’on ne peut le séparer de lui-même. Cela provient de son éternelle ordonnance ; Il en a ainsi décidé qu’il ne veut, ni ne peut s’en séparer. C’est ainsi que ce fond possède, par grâce, au plus profond de lui-même tout ce que Dieu a par nature. Dans la mesure où l’homme s’abandonnerait et s’appliquerait à ce fond, la grâce naîtrait ; mais autrement elle n’y naîtrait pas vraiment de la manière la plus élevée.

Voici ce qu’un maître païen, Proclus, dit à ce sujet : " Pendant tout le temps qu’un homme est occupé des images inférieures et qu’il ne lui manque rien, il n’est pas à croire qu’il entre jamais dans ce fond. Nous refusons absolument de croire que ce fond soit en nous ; nous ne pouvons pas nous persuader qu’il existe et qu’il soit en nous. " " Aussi ", ajoute-t-il, " veux-tu sentir qu’il existe, quitte toute multiplicité et ne considère que cette seule chose avec les yeux de ton intelligence ; veux-tu même arriver plus haut ? Laisse l’intuition et la considération rationnelle, car la raison est au-dessous de toi, et deviens une seule chose avec l’Un. " Et il nomme l’Un, une obscurité divine, supra-sensible, pleine d’un calme silence, endormie.

5. Ah ! Mes enfants, qu’un païen ait compris cela et soit allé si avant, tandis que nous restons, nous, si loin de cette vérité, si étrangers à ce fond, c’est pour nous un affront et une grande honte. Notre Seigneur rend témoignage à la même vérité quand il dit : " Le royaume de Dieu est en nous. " Il n’est qu’à l’intérieur, dans le fond, au-dessus de toute l’activité des facultés. Et c’est de cela que l’évangile d’aujourd’hui nous dit : " Ce que nous savons, nous le disons, et ce que nous voyons, nous l’attestons, mais notre témoignage, vous ne l’avez pas reçu. " Eh, oui, comment l’homme sensible, animal, tout livré à l’activité extérieure, pourrait-il recevoir ce témoignage ? A ceux qui vivent dans les sens et avec les choses extérieures, il est tout à fait impossible de croire, car Notre Seigneur a dit : " Autant le ciel est élevé au-dessus de toute la terre, autant mes voies sont élevées au-dessus de toutes vos voies, mes pensées au-dessus de toutes vos pensées. " Notre Seigneur nous dit encore la même chose aujourd’hui : " Je vous parle de choses terrestres, et vous ne me croyez pas ; si je vous parlais des choses du ciel, comment pourriez-vous me croire ? " Quand je vous ai parlé naguère de l’amour blessé, vous me disiez ne pas comprendre mes paroles, et ce n’était cependant qu’une chose terrestre ; comment alors pourriez-vous avoir quelque intelligence de cette chose intérieure et divine ?

Vous avez tant d’activité extérieure, tantôt d’une sorte, tantôt de l’autre, toujours avec les sens ; ce n’est pas le témoignage dont il est dit : " Ce que nous voyons, nous l’attestons. " On trouve ce témoignage dans le fond, en dehors des images. C’est sûrement dans ce fond que le Père du ciel engendre son Fils unique, cent mille fois plus vite qu’il ne faut pour cligner de l’œil, d’après notre manière de comprendre, dans le regard d’une éternité toujours nouvelle, dans l’inexprimable resplendissement de lui-même. Si quelqu’un veut sentir cela, qu’il se tourne vers l’intérieur, bien au-dessus de toute l’activité de ses facultés extérieures et intérieures, au-dessus des images et de tout ce qui lui a jamais été apporté du dehors, et qu’il se plonge et s’écoule dans le fond. La puissance du Père vient alors, et le Père appelle l’homme en lui-même par son Fils unique, et tout comme le Fils naît du Père et reflue dans le Père, ainsi l’homme, lui aussi, dans le Fils, naît du Père et reflue dans le Père avec le Fils, devenant un avec lui. C’est de cela que Notre Seigneur dit : " Tu me nommeras Père et ne cesseras d’entrer à la poursuite de ma hauteur ; mais je t’ai engendré aujourd’hui par mon Fils et dans mon Fils. "

Le Saint-Esprit se répand alors dans une charité et une joie inexprimables et débordantes, et il inonde et il pénètre le fond de l’homme avec ses aimables dons. Parmi ces dons, deux dirigent notre activité : ce sont ceux de piété et de science, car l’homme devient bienveillant et doux, et la science lui fait discerner en quoi consiste le progrès de l’homme : toutes les vertus correspondantes progressent, et ces dons conduisent l’homme plus avant dans la pratique des vertus. Viennent ensuite les dons qui perfectionnent notre passivité, et ils vont ensemble ; ce sont les dons de force et de conseil. En troisième lieu vient un don intuitif : la crainte, qui garde et affermit tout ce que le Saint-Esprit a opéré ; et finalement les deux dons les plus hauts : l’intelligence et la sagesse, qui est le goût de Dieu. Mes enfants, c’est à de tels gens, plus qu’à tous les autres hommes, que l’Ennemi dresse ses embûches, et spécialement ces ennemis dont la manière subtile est étonnamment habile [à présenter la tentation]. C’est alors que l’âme a grand besoin du don de science. Enfants, demeurer ici [en cette contemplation intérieure], ne fût-ce qu’un instant, c’est de beaucoup préférable à toutes les œuvres extérieures et à toutes nos petites lois de vie ; et, dans ce fond, l’homme doit prier pour ses amis vivants et morts ; ce serait plus utile que de réciter cent mille psautiers.

C’est ici qu’est le vrai témoignage. " Le Saint-Esprit rend témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu. " Nous trouvons ainsi le vrai témoignage en nous-mêmes, comme on le lit dans l’évangile d’aujourd’hui. Dans le Ciel, c’est-à-dire dans le ciel intérieur, il y a trois témoins : le Père, le Verbe et l’Esprit ; voilà ceux qui t’attestent et te donnent vrai témoignage que tu es enfant de Dieu ; et ils t’éclairent dans le fond, et le fond te rend témoignage à toi-même, et ce même témoignage témoigne aussi contre toi et tout ce qui est désordre en toi, il t’éclaire dans ta prudence, bon gré, mal gré, et il te rend témoignage au sujet de toute ta vie, si tu veux bien l’accepter. Si tu entends maintenant ce témoignage et si tu t’y tiens, intérieurement et extérieurement, tu seras sauvé au témoignage du jugement dernier ; mais si tu ne l’acceptes pas, si tu ne l’établis pas au-dessus de toutes tes paroles, de tes œuvres et de ta vie, ce même témoignage prononcera sur toi la sentence du dernier jour, et ce sera ta faute et non point celle de Dieu. Mes chers enfants, demeurez en vous-mêmes, considérez attentivement en vous ce témoignage, et vous ne le regretterez pas.

6. Cher enfant, tu as descendu le Rhin dans le désir de devenir un homme pauvre, mais si tu n’es pas descendu dans ce fond de la soumission complète au Saint-Esprit, ce n’est pas avec tes œuvres extérieures que tu y arriveras, garde donc tes aises. Si tu as vaincu ton homme extérieur, reviens à l’intérieur, rentre en toi-même et cherche le fond : tu ne le trouveras pas au dehors dans les choses, dans telle ou telle manière d’agir, dans les règles extérieures. On lit dans le livre des anciens Pères qu’un saint homme marié, pour éloigner les obstacles, avait fui dans une forêt où il avait, sous sa direction, bien deux mille frères qui cherchaient ce fond intérieur, et, de son côté, sa femme dirigeait autant d’autres femmes. Il y a ici une solitude simple, transcendante, mystérieuse, et une obscurité librement accessible ; cela ne se trouve point par les voies de la sensibilité. Vous me dites : " J’aime les gens intérieurs. " J’aiderais bien volontiers tous ceux qui ont reçu parfois cette touche et cette illumination. Ceux qui tirent de là les âmes pour les entraîner à leur méthode grossière de pratiques extérieures de sorte qu’ils perdent une telle grâce se préparent pour eux-mêmes un redoutable jugement. De tels hommes, en effet, avec leurs manières spéciales de dévotion dans lesquelles ils prétendent entraîner les autres, mettent plus d’obstacles que les païens et les juifs n’en mettaient autrefois. C’est pourquoi, vous qui jugez avec des paroles violentes et des gestes d’irritation, prenez garde à la façon dont vous traitez les gens de vie intérieure.

Cher enfant, si donc tu veux en arriver à contempler la Trinité dans ton fond, observe avec application les trois points suivants. Premièrement : cherche purement et exclusivement, en toutes choses, Dieu et la gloire de Dieu et rien de ce qui touche à ton intérêt personnel. Deuxièmement : dans toutes tes œuvres et démarches, garde une attention appliquée à toi-même, considère avec persévérance ton insondable néant et vois avec attention ce qui te préoccupe et ce qui est en toi. Troisièmement : ne prête aucune attention à ce qui est en dehors de toi et ne t’est pas confié. Ne t’en occupe pas et laisse le bien pour ce qu’il vaut ; quant à ce qui est mal, ne le juge pas et ne cherche pas à t’en informer. Recueille-toi dans le fond et demeures-y, prêtant attentivement l’oreille à la voix du Père qui se fait entendre en toi. Il t’appelle en lui et te donne une telle richesse que, si c’était nécessaire, tu pourrais donner satisfaction aux questions de tous les prêtres de l’Église, tellement sont claires les lumières dont est doté et illuminé l’homme intériorisé.

Cher enfant, et si tu venais à oublier tout ce que nous avons dit, retiens seulement ces deux petits points, et tu arriveras à cette vie intérieure. Premièrement : sois humble, purement et à fond, intérieurement et extérieurement, non pas quant à l’apparence ou en paroles, mais en vérité et dans la pleine conviction de ton intelligence ; sois néant dans ton fond et à tes yeux, sans aucun déguisement. Deuxièmement : aie un véritable amour de Dieu, non pas ce que nous nommons amour à la manière sensible, mais un amour de fond, l’amour de Dieu le plus intérieur qui soit. Cet amour n’est pas cette simple intention de Dieu, extérieure et sensible, qu’on entend généralement quand on dit qu’on recherche Dieu, mais une intention contemplative, partant du vouloir foncier, une intention foncière telle qu’est celle de celui qui court au but ou du tireur quand il vise.

Puissions-nous tous atteindre ce fond où nous trouverons la véritable image de la Sainte Trinité ! Qu’à cela nous aide la Sainte Trinité ! Amen.



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