Jean Tauler

Sermon pour la fête de Noël

mercredi 2 janvier 2008.
 
Un enfant nous est né un fils nous a été donné (Is 9, 5).

1. On fête aujourd’hui, dans la sainte chrétienté, une triple naissance où chaque chrétien devrait trouver une jouissance et un bonheur si grands qu’il en soit mis hors de lui-même ; il y a de quoi le faire entrer en des transports d’amour, de gratitude et d’allégresse ; un homme qui ne sentirait rien de tout cela devrait trembler.

La première et la plus sublime naissance est celle du Fils unique engendré par le Père céleste dans l’essence divine, dans la distinction des personnes. La seconde naissance fêtée aujourd’hui est celle qui s’accomplit par une mère qui dans sa fécondité garda l’absolue pureté de sa virginale chasteté. La troisième est celle par laquelle Dieu, tous les jours et à toute heure, naît en vérité, spirituellement, par la grâce et l’amour, dans une bonne âme. Telles sont les trois naissances qu’on célèbre aujourd’hui par trois messes.

On chante la première messe dans l’obscurité de la nuit. Elle commence ainsi : " Le Seigneur m’a dit : Tu es mon Fils, je t’ai engendré aujourd’hui. " Cette messe figure la naissance cachée qui s’opéra dans le mystère et le secret inconnu de la divinité. La seconde messe débute ainsi : " La lumière brillera sur nous, aujourd’hui " ; elle nous rappelle le rayonnement de la nature humaine divinisée, et c’est pourquoi cette messe se célèbre partie pendant la nuit, partie pendant le jour, symbole d’une naissance en partie connaissable, en partie inconnaissable. On chante la troisième messe en plein jour. Voici son introït : " Un enfant nous est né et un Fils nous a été donné. " Elle nous fait penser à la tout aimable naissance qui, tous les jours et à chaque instant, doit se réaliser et se réalise en chaque âme bonne et sainte, si elle veut bien y donner une amoureuse attention ; car pour sentir en nous cette naissance et en prendre conscience, il faut une concentration et un rappel de toutes nos facultés. Alors, dans cette naissance, Dieu nous devient tellement nôtre, il se donne à nous en telle propriété, que personne n’a jamais rien eu en si intime possession.

Le texte ne nous dit-il pas : " Un enfant nous est né ; un fils nous est donné " ? Il est nôtre, tout à fait nôtre, nôtre plus que tout autre bien. Il naît à chaque instant et sans cesse en nous. C’est de cette naissance, rappelée par la dernière messe, que nous voulons tout d’abord parler.

2. Pour arriver à ce que cette noble naissance ait en nous toute sa noblesse et sa fécondité, il nous faut considérer le caractère propre de la première naissance, de celle où il y a un père, le Père engendrant son Fils dans l’éternité.

La surabondance de la richesse transcendante de la Bonté divine ne permettait pas à Dieu de se tenir enfermé en lui-même ; il devait se répandre et se communiquer car, au dire de Boëce et de saint Augustin : " La nature de Dieu, son caractère, c’est de se donner. " Le Père s’est donc d’abord communiqué dans la procession des Personnes divines, puis il s’est répandu au dehors dans les créatures. Voilà pourquoi saint Augustin a dit : " C’est parce que Dieu est bon que nous existons, et tout ce que les créatures ont de bon, elles le tiennent de la bonté essentielle de Dieu. "

Quelle est donc la propriété que nous devons considérer et étudier dans le Père engendrant son Fils ? Le Père, en vertu même de sa propriété personnelle de Père, rentre en lui-même avec son intelligence divine. Dans une claire compréhension, il pénètre en lui-même le fond essentiel de son être éternel et, par cette simple compréhension, il s’exprime parfaitement dans une parole qui est son Fils ; c’est en effet dans la connaissance que le Père a de lui-même que consiste précisément la génération de son Fils dans l’éternité. Le Père demeure en lui-même en vertu de l’unité de l’essence, et il sort de lui-même en vertu de la distinction des personnes.

Ainsi donc, le Père prend conscience de lui-même, se connaît, puis il sort de lui-même en engendrant sa propre image, celle même qu’il a d’abord reconnue et saisie en lui-même. Il rentre alors de nouveau en lui-même par une parfaite complaisance en son être. Cette complaisance s’épanche en un amour ineffable qui est le Saint-Esprit. C’est ainsi que Dieu demeure en lui-même, sort de lui-même et rentre en lui-même. Voilà pourquoi toutes les sorties ne se font que pour des rentrées. Voilà pourquoi le mouvement le plus noble et le plus parfait est celui du ciel, car au sens le plus strict, il revient à son origine et à son point de départ. Pour la même raison, le cours de la vie humaine est aussi le plus noble et le plus parfait de tous les mouvements, quand il revient à son origine.

Cette propriété en vertu de laquelle le Père rentre en lui-même et en sort doit se retrouver dans l’homme qui veut, comme une mère, concevoir en lui le Verbe, d’une façon spirituelle. Il doit rentrer complètement en lui-même et puis en sortir. Mais comment ?

3. L’âme a trois nobles facultés qui en font une pure image de la Très Sainte Trinité : la mémoire, l’intelligence et le libre arbitre. Grâce à ces facultés, l’âme est capable de saisir Dieu et d’en être impressionnée de telle sorte qu’elle peut recevoir tout ce que Dieu est, possède et peut donner ; c’est ainsi qu’elle regarde déjà dans l’éternité ; car l’âme est entre le temps et l’éternité. Par ses facultés supérieures, elle appartient à l’éternité ; tandis que par sa partie inférieure, par ses facultés sensibles ou animales, elle appartient au temps. Mais actuellement l’âme se répand dans le temps et les choses temporelles, aussi bien par les facultés supérieures que par les inférieures. La raison en est dans l’étroite union de ces facultés. Cette union rend la dispersion si facile, que l’âme est toujours prête et disposée à se répandre entièrement dans les choses sensibles et qu’elle se détourne ainsi des réalités éternelles.

Mais, en vérité, il nous faut de toute nécessité un retour sur nous-mêmes pour que cette naissance s’accomplisse ; il faut nous recueillir fortement, ramener et rassembler intérieurement toutes nos facultés, les inférieures aussi bien que les supérieures, et les rappeler de toute dispersion à la concentration, qui rend plus puissantes toutes les choses unifiées. Si un tireur veut atteindre sûrement son but, il ferme un œil pour que l’autre vise plus juste. Celui qui veut comprendre une chose à fond y emploie tous ses sens et les ramène en ce centre de l’âme d’où ils sont sortis. De même que tous les rameaux viennent du tronc de l’arbre, ainsi toutes nos facultés, celles de la sensibilité, celles de désir aussi bien que celles de lutte sont unies aux facultés supérieures dans le fond de l’âme. Voilà l’entrée en nous-mêmes.

4. Si nous voulons maintenant sortir de nous, bien plus nous élever en dehors et au-dessus de nous-mêmes, alors nous devons renoncer à tout vouloir, désir et agir propres. Il ne doit rester en nous qu’une simple et pure recherche de Dieu sans plus aucun désir d’avoir rien qui nous soit propre, et en quelque manière que ce soit, sans aucun désir d’être, de devenir ou d’obtenir quelque chose qui nous soit propre, mais avec la seule volonté d’être à lui, de lui faire place de la façon la plus élevée, la plus intime avec lui pour qu’il puisse accomplir son œuvre et naître en nous, sans que nous y mettions obstacle. En effet, pour que deux êtres puissent n’en faire qu’un, il faut que l’un se comporte comme patient et l’autre comme agent : pour que l’œil puisse percevoir les images qui sont sur ce mur, ou tout autre objet, il doit n’avoir en lui aucune autre image. N’eût-il même qu’une image d’une couleur quelconque, jamais il ne pourrait en percevoir d’autre, de même l’oreille qui est pleine d’un bruit ne peut en percevoir un autre. Ainsi donc tout ce qui doit recevoir, doit être pur, net et vide.

C’est pourquoi saint Augustin nous dit : " Vide-toi pour que-tu puisses être rempli ; sors afin de pouvoir entrer " ; et ailleurs : " 0 toi, âme noble, noble créature, pourquoi cherches-tu en dehors de toi ce qui est en toi, tout entier de la façon la plus vraie et la plus manifeste ? et puisque tu participes à la nature divine, que t’importent les créatures et qu’as-tu donc à faire avec elles ? " Si l’homme préparait ainsi la place, le fond, Dieu, sans aucun doute, serait obligé de le remplir et, certes, complètement ; sinon le ciel se romprait plutôt pour remplir le vide. Mais Dieu peut encore beaucoup moins laisser les choses vides, ce serait contraire à sa nature, à sa justice.

C’est pourquoi tu dois te taire : alors le Verbe de cette naissance pourra être prononcé en toi et tu pourras l’entendre ; mais sois bien sûr que si tu veux parler, lui doit se taire. On ne peut mieux servir le Verbe qu’en se taisant et en écoutant. Si donc tu sors complètement de toi-même, Dieu entrera tout entier ; autant tu sors, autant il entre, ni plus ni moins.

5. De cette sortie, nous trouvons une image dans le livre de Moïse où Dieu commande à Abraham de quitter son pays et sa famille, et cela parce qu’il voulait lui montrer tout bien c’est-à-dire cette divine naissance qui à elle seule est tout bien. Son pays et sa terre d’où il devait sortir, c’est le corps avec toutes ses concupiscences et ses désordres ; la famille nous symbolise l’inclination des facultés sensibles et leurs imaginations qui attirent et entraînent ce corps, lui apportent les agitations du plaisir, de la douleur, de la joie, de la tristesse, du désir, de la crainte, du souci, de la légèreté. Cette famille nous est liée d’étroite parenté et il faut veiller avec d’autant plus de soin à s’en détacher complètement, si l’on veut voir naître tout le bien qu’est en vérité cette naissance.

6. On dit communément : l’enfant élevé en foyer clos est, au dehors, comme un veau (un grand niais). Ce proverbe a ici sa vérification. Les hommes, qui ne sont jamais sortis de chez eux, qui ne se sont pas élevés au-dessus de la nature et de ce que les sens peuvent apporter par la vue, l’ouïe, les sentiments, les émotions, qui ne sont pas allés au-delà et au-dessus de leur chez eux et de toute la région des choses naturelles, n’ont pas plus d’intelligence, pour les choses élevées, les choses de Dieu, que des veaux ou des bœufs. Leur fond intérieur est comme une montagne (mine) de fer où ne pénètre jamais un rayon de lumière ; dès que la sensibilité, les images, les formes viennent à leur manquer, ils ne savent plus rien et ne sentent plus rien. Ils sont encore chez eux, c’est pourquoi ils ne sentent pas la naissance dont nous parlons. C’est pour eux que le Christ a dit ces paroles : " Celui qui, par amour pour moi, abandonne père, mère, champ, celui-là (seulement) recevra le centuple et en plus la vie éternelle "

7. Nous avons jusqu’ici parlé de la première et de la troisième naissance, et de la leçon que nous devons tirer de la première, en vue de la dernière ; maintenant nous allons expliquer celle-ci au moyen de la seconde par laquelle le Fils de Dieu, en cette nuit, est né d’une mère, est devenu notre frère. Il a été, dans l’éternité, engendré sans mère, et dans le temps, sans père. Saint Augustin nous dit : " Marie a été bien plus heureuse de ce que Dieu est né spirituellement en son âme que du fait qu’il est né d’elle selon la chair. " Celui donc qui veut voir cette naissance noble et spirituelle s’accomplir en son âme comme dans l’âme de Marie, doit considérer quelles étaient les dispositions particulières de Marie, elle qui fut mère de Dieu, mère à la fois spirituelle et corporelle. Marie était une vierge, chaste et pure ; c’était une jeune femme promise et fiancée ; elle se tenait à l’écart et séparée de tout, lorsque l’ange vint à elle. C’est ainsi que doit être une mère spirituelle de cette divine naissance.

Elle doit être une vierge chaste et pure. Si elle s’est parfois égarée du chemin de la pureté, il faut maintenant qu’elle y revienne. Une vierge, c’est une personne extérieurement stérile mais intérieurement très féconde. C’est ainsi que la vierge dont nous parlons doit fermer son cœur aux choses extérieures, avoir peu de commerce avec elles et porter peu de fruits extérieurement. C’est ainsi que Marie n’avait de soucis que des choses de Dieu. Mais à l’intérieur, il faut que cette vierge porte beaucoup de fruits. " Toute la parure de la fille du Roi vient de l’intérieur ". Une vierge qui veut lui ressembler doit donc vivre dans la retraite ayant toutes ses dispositions habituelles, ses pensées, sa conduite orientées vers l’intérieur. C’est ainsi qu’elle porte beaucoup de fruits, et un fruit splendide, à savoir : Dieu lui-même, le Fils de Dieu qui est et porte en lui toutes choses.

Marie était une jeune femme mariée ; c’est ainsi que notre vierge doit être mariée, d’après l’enseignement de saint Paul. Tu dois jeter à fond ta volonté changeante dans la volonté de Dieu qui est immuable, afin qu’elle aide ta faiblesse.

Enfin, de plus, Marie s’était enfermée ; de même encore la servante de Dieu doit se tenir enfermée, si elle veut ressentir vraiment en elle cette naissance, s’abstenant non seulement des dispersions temporelles qui paraissent devoir lui apporter quelque dommage, mais même des pratiques purement sensibles des vertus. Elle doit assez souvent faire le silence et le calme en elle-même, s’enfermer en son intérieur, se cacher dans l’esprit pour se soustraire et échapper aux sens, et se faire à elle-même un lieu de silence et de repos intérieur.

8. C’est de ce repos intérieur qu’on chantera dimanche prochain au commencement de la messe : " Dum medium silentiumfieret. Alors que l’on était en plein silence, que toutes choses étaient dans le plus grand silence, et que la nuit était au milieu de son cours, c’est alors Seigneur, que de ton trône royal descendit la parole toute-puissante ", le Verbe éternel sortant du cœur de son Père. C’est au milieu du silence, au moment même où toutes les choses sont plongées dans le plus grand silence, où le vrai silence règne, c’est alors qu’on entend en vérité ce Verbe, car si tu veux que Dieu parle, il faut te taire ; pour qu’il entre, toutes choses doivent sortir.

Quand notre Seigneur Jésus entra en Égypte, toutes les idoles du pays s’effondrèrent. Tes idoles à toi, c’est tout ce qui empêche cette naissance éternelle de s’accomplir en toi, d’une façon véritable et immédiate, aussi bon et aussi saint que cela paraisse. Notre Seigneur a dit : " Je suis venu apporter un glaive pour trancher tout ce qui tient à l’homme : mère, sœur, frère ". Car ce qui t’est le plus proche, voilà ton ennemi : cette multiplicité d’images, qui cachent en toi le Verbe, et s’étendent sur lui, empêche cette naissance en toi, sans que pourtant cette paix te soit entièrement enlevée. Cette paix ne peut, il est vrai, toujours régner en toi. Mais c’est par elle, pourtant, que tu deviendras mère spirituelle de cette naissance. Une telle mère doit souvent établir en elle ce plein silence, afin de s’habituer à le faire ; l’habitude lui en donnera une certaine maîtrise, car ce qui n’est rien pour un homme exercé, paraît tout à fait impossible au novice inexercé. C’est en effet l’habitude qui donne la maîtrise.

Puisse donc chacun de nous donner place en lui à cette noble naissance, afin de devenir une vraie mère spirituelle. Que Dieu nous y aide ! Amen.



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