Œuvres choisies de Guillaume de Saint-Thierry

Saint-Thierry : Saint-Thierry : DE LA NATURE DU CORPS ET DE L’ÂME (IV)

PHYSIQUE DE L’ÂME (II)
jeudi 3 septembre 2015.
 
Extrait des « Œuvres choisies de Guillaume de Saint-Thierry », par J.M. Déchanet. Aubier, 1954.
Livre second : PHYSIQUE DE L’ÂME
DEUXIÈME PARTIE
Nature spirituelle de l’âme.

L’existence de l’âme étant démontrée, il nous faut voir ce qu’est l’âme elle-même, pourquoi elle est, comment elle est. La première question regarde la physique, la seconde la logique, et la troisième la morale.

Ce qu’est l’âme, nul ne le conçoit, car la matière n’y a point de part : c’est une substance spirituelle, intellectuelle et des plus semblables à Dieu.

Sa raison d’être ? sa fin prochaine ? Quiconque ne la veut point connaître est indigne de la vie : la fin de l’âme est de vivre conformément à la raison, et cette [718a] fin dicte la manière dont elle doit se comporter.

I. - Des diverses facultés de l’âme.

1° Des puissances et des passions.

De même que le corps vivant est formé de quatre éléments, de même l’âme, douée de raison, possède-t-elle de quelque façon ses quatre vertus élémentaires, qui sont les vertus de prudence, de tempérance, de force et de justice. De ces vertus, nous disons bien, comme d’autant d’éléments, naît la « rationalité » de l’âme, autrement dit ce genre de vie [dont nous parlions ci-dessus], pleinement conforme à la raison. Ces quatre vertus foncières, ramifiées à l’infini, à la façon des éléments, font surgir en effet dans l’âme les multiples rejetons d’où sortent les autres vertus.

De même encore que l’âme humaine, pour la répartition de la vie organique, se sert de quatre « vertus », opérant chacune dans une des parties principales de l’organisme, à savoir l’appétitive, la rétentive, la digestive et l’expulsive, de même use-t-elle de quatre « passions » pour présider à la vie raisonnable : l’espérance, la joie, la crainte, et la tristesse.

[718b ] La vie du corps est entretenue par les vertus dites « naturelle », « spirituelle », « animale », la première siégeant dans le foie, la seconde dans le cœur, la troisième dans le cerveau. Ainsi la vie de l’esprit, l’activité de la raison se manifeste par trois puissances : le « rationnel », le « concupiscible », l’ « irascible ». Les trois vertus organiques donnent le jour à trois forces vives, sans lesquelles la vie humaine ne saurait se maintenir : dans le foie, la vertu naturelle produit la force nutritive ; dans le cœur, la vertu spirituelle engendre la force vivifiante ; dans le cerveau, la vertu animale fait naître la sensation. Pareillement, la vie spirituelle ou rationnelle s’ordonne et s’épanouit autour de ces trois vertus : la foi, qui plonge ses racines dans l’entendement ; l’espérance, qui a son fondement dans le concupiscible ; la charité, pour finir, qui repose sur l’irascible [1].

Sans doute, elle est sans mérite, la foi à qui la raison fournit la preuve de ce qu’elle croit ; et cependant, parce que la foi est fondée sur la puissance rationnelle de l’âme humaine, elle se montre naturellement toujours avide de démonstration ; elle tiendra difficilement pour vrai [718c] semblable, digne de créance, ce qu’une autorité compétente ou même la raison de l’homme ne lui aura pas tout d’abord présenté comme « raisonnable » au moins de quelque manière [2].

Il n’est pas difficile de montrer - il est même oiseux de le faire - l’affinité du concupiscible et de l’espérance. En revanche, l’irascible et la charité sont deux choses apparemment si opposées que l’une semble la mort de l’autre. Mais ces deux contraires s’harmonisent, dans l’esprit de l’homme, grâce à un élément commun : la ferveur. La colère est toute flamme, mais la charité l’est aussi. Je parle ici, bien entendu, non de la colère animale, mais de la colère humaine, raisonnable. Car il y a une colère intelligente, comme il y en a une autre étrangère à la raison. La première revêt deux aspects : le zèle et la discipline. Le zèle porte l’esprit de l’homme à l’amour de Dieu et du prochain ; la discipline met dans son cœur la haine du vice en général, haine qui est commandée, du reste, par l’amour de Dieu et des hommes [3].

[718d] La colère animale, ou ne connaît pas de mesure (rage, frénésie), ou n’est jamais satisfaite (colère vaine et sans objet), ou ne peut être assouvie que par la vengeance (celle-ci l’apaise comme le coït met fin aux ardeurs de la chair).

C’est donc bien la charité qui enflamme la colère raisonnable ; la charité n’en prend pas moins feu sur la colère qui lui sert de base, qui la précède en quelque sorte et lui ouvre le chemin. Impossible, par exemple, d’affectionner la justice sans d’abord haïr l’iniquité.

Telles sont les puissances qui assurent la vitalité de l’esprit et que nous avons comparées à ces vertus qui, dans le foie, dans le cerveau ou dans le cœur, entre-[719a] tiennent la vie du corps. Qu’un déséquilibre survienne dans ces vertus organiques, par affaiblissement de l’une ou tension excessive de l’autre, et leur action est entravée ; maladies et infirmités s’érigent comme autant d’obstacles. Il en va tout à fait de même avec les facultés de l’âme. Un entendement affaibli engendre la présomption, l’hérésie, et désordres du même genre. D’un concupiscible altéré surgissent les concupiscences de la chair et des yeux ou l’orgueil de la vie. Un irascible corrompu, anémié, donne naissance à la colère animale, à la brutalité, à la haine. Mais il est temps de parler des sens.

2° Des sens de l’âme.

L’âme a des sens animaux ; elle a des sens spirituels. Dans les uns et dans les autres, son action est si efficace, mais si merveilleuse aussi, qu’elle échappe pour une bonne part à l’intelligence humaine [4].

[719b] Sens externes. - Invisible et incorporelle, l’âme opère, au moyen des sens, quelque chose d’invisible [comme elle] et néanmoins de corporel, en raison du corps visible qui en est le siège ou l’organe. N’importe lequel des cinq sens est un « invisible-corporel » qui prend place entre l’ « invisible-incorporel » et le corps visible auquel il appartient. L’ « invisible-incorporel », c’est l’âme ; l’ « invisible-corporel », c’est ce que l’âme accomplit par l’intermédiaire du corps visible : tels sont la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat et le toucher. Autre chose est en effet la vue, autre chose l’œil ; autre l’oreille, autre le phénomène de l’ouïe, et ainsi du reste.

Sens internes. - J’en arrive aux sens internes. La vue intérieure de l’âme s’éclaire par la prudence et s’enténèbre par la folie. Son oreille est blessée par le mensonge, caressée par la vérité. Elle apprécie le parfum de la justice ; l’iniquité, l’impudicité sont pour elle une puanteur. La vanité la consume, la vertu l’engraisse ; le voisinage de la folie la rend malheureuse ; l’étreinte de la sagesse la réjouit. Elle est tout œil, parce qu’elle voit [719c] tout entière et aperçoit tout ce qu’elle regarde. L’homme extérieur, au contraire, ne voit pas avec tout son corps, mais avec son œil seulement. Il ne voit pas tout ce qu’il voit ; il n’embrasse jamais du regard qu’une partie de ce qu’il contemple. Ajoutez que, pour l’esprit, voir, entendre, goûter, sentir et toucher ne sont pas des opérations distinctes. Impossible de rencontrer semblable unité d’action et pareille puissance dans les corps.

II - De l’essence de l’âme.

1° L’âme proche de Dieu par sa nature.

Elle est incorporelle. - Nous disions à l’instant de l’âme qu’elle est quelque chose d’invisible et d’incorporel. Nous affirmions du même coup qu’elle ne peut être localisée, comme c’est le cas pour toute substance spirituelle. Voyons cela de plus près, pour pénétrer davantage la nature de l’âme humaine. Est-il vraiment démontré qu’elle ne soit pas localisée, qu’elle échappe, comme la Divinité, aux divers prédicaments qui sont le propre des corps et des substances corporelles ? L’essence divine, on le sait, n’est soumise à aucun d’entre eux, bien qu’elle soit elle-même la première et la plus élevée des substances. Comment dire la qualité de Celui qui est sans égal, et préciser la grandeur de qui est incommensurable ? Nous ne pouvons dire ce qu’il a, [719d] puisqu’il n’est rien qu’il ne possède, ni dire non plus comment il est, car il est sa propre mesure et sa propre manière d’être. Il est inutile de chercher de quoi est fait Celui qui possède tout, ni où demeure Celui qui n’est en aucun endroit, mais bien partout tout entier. Ne parlons pas de temps à propos de l’Éternel, ni d’acte à propos de Celui qui repose depuis toujours et qui possède toutes choses sans sortir de sa quiétude. N’attribuons aucune passion à l’Impassible par excellence !

Pour ce qui est de l’âme humaine, ne parlons pas de sa grandeur, puisqu’elle n’a pas d’étendue [5]. Soumise à l’inconstance des affections, elle n’échappe pas à la qualité ; mais n’étant enfermée nulle part, elle ne peut être localisée. Elle est, de fait, présente au corps qu’elle anime un peu de la même manière que Dieu l’est au monde : elle est partout et partout tout entière ; tout entière dans chacun des sens, pour sentir en chacun d’eux ; tout entière dans chacune des parties de l’organisme, pour donner au corps tout entier la vie et la sensation. Comment, dans [720a] de telles conjonctures, parler de localisation ? Ainsi des autres prédicaments. On le voit ; la Divinité n’est soumise à aucun d’entre eux, l’âme à quelques-uns seulement, le corps à tous sans exception.

Elle est subtile, douée d’une étonnante puissance. - L’âme se meut, non de lieu en lieu, mais par la diversité des affections : elle jouit et elle souffre. Joies et peines spirituelles l’affectent sans que le corps ait à intervenir. En revanche, le corps ne peut éprouver nulle sensation agréable ou pénible, dans aucune de ses parties, sans le concours de l’âme. Cette dernière possède en effet une capacité d’action plus subtile et plus étendue que le corps. Dans le même temps qu’elle lui donne la vie et la sensation, il lui arrive de s’élever, par la fine pointe de son esprit, jusqu’aux réalités supérieures et éternelles . Elle quitte donc en quelque sorte les sens corporels ; elle s’éloigne d’eux - non toutefois quant au lieu -, de sorte qu’elle ne voit plus ce que le corps a sous les yeux, elle n’entend plus ce qui résonne à ses oreilles, elle ne saisit pas le sens d’une page qu’elle parcourt par la lecture. Ainsi donc, au même instant, par une force extraordinaire qui rappelle de quelque façon [720b] celle de la Divinité, elle se trouve être tout entière dans l’intelligence qui contemple les réalités célestes, tout entière dans les facultés de perception et d’action (bien qu’elle n’agisse ni ne sente), tout entière enfin dans le corps qu’elle vivifie. Et c’est l’âme elle-même qui sent ; l’âme encore qui, dans cet état, ne perçoit pas ce qu’elle sent ; l’âme enfin qui soutient le corps sans rien sentir ni saisir. Il lui arrive donc de sentir sans même s’en apercevoir [6].

Elle est simple. - Ajoutez qu’elle n’est pas distincte de ses diverses puissances. Ce qu’elle pense est pour elle un accident, ce par quoi elle pense constitue sa substance même. Ainsi pour la volonté : vouloir quelque chose est l’accidentel à l’âme ; le vouloir lui-même, voilà la substance de l’âme. Elle pense donc tout entière, étant tout entière pensée ; elle veut tout entière, parce qu’elle est toute volonté.

En un mot très semblable à Dieu. - Voyez un peu, je vous prie, jusqu’à quel point nous approchons, par la ressemblance, de Celui qui nous a créés. Si, quand elle [720c] pense, l’âme est toute pensée, toute volonté ! quand elle veut, sans aucun doute quand elle aime, elle est tout entière amour. Mais Dieu lui-même est dit « amour » et il l’est effectivement. Cet amour est tel cependant qu’il ne peut aimer que le bien et qu’il ne peut aimer que bien. Au contraire, vu la mobilité de ses inclinations, cet autre amour qu’est l’âme humaine peut, ou bien, sous l’action d’une charité céleste, pousser sa flamme vers les cimes - et Dieu seul lui est une cime - ; ou bien, sous l’influence d’une affection coupable, glisser vers les bas-fonds.

Elle tient le milieu entre Dieu et le corps. - Telle est la majesté, telle est la dignité de l’âme, créée à l’image de Dieu. Lors donc qu’elle se considère, soi et Celui qui l’a faite, elle se repose un instant en elle. Non sans une crainte religieuse, elle contemple sa puissance. Se demandant si au-dessus d’elle il existe quelque chose qu’elle soit capable d’attirer en elle [7], elle découvre que tout ce qui est mobile ou susceptible de mouvement ne peut être mû que par un moteur immobile [8]. Par ailleurs elle se rend compte que, pour ce qui la concerne, si elle est fixe dans l’espace, elle ne l’est pas dans le temps, puisqu’elle se meut par ses affections ; que [720d] d’autre part, au-dessus d’elle, s’érige un appui plus stable, lequel est fixe dans le temps aussi bien que dans l’espace [9]. Et l’âme voit encore ceci : puisque, comme il a été dit, rien n’est mû que par un moteur immobile, pour pouvoir donner au corps le mouvement dans l’espace et dans le temps, il est de toute nécessite qu’elle-même possède la stabilité, à l’imitation de Dieu qui, fixe en soi, donne à l’âme de se mouvoir dans le temps [10]. Elle s’aperçoit finalement qu’elle tient en somme le milieu entre Dieu et le corps : en tant qu’image du Créateur, elle ne peut être, en effet, comparée à aucun corps ; mais elle ne peut pas non plus être égalée au Seigneur, car si elle tient de Dieu son origine, elle ne vient pourtant pas de Dieu, elle n’est pas quelque chose de Dieu [11].

Elle constate qu’elle voit par elle-même les réalités spirituelles et, par l’intermédiaire du corps, les réalités corporelles. Mais elle atteint également ces dernières directement, sans avoir recours au corps. C’est ainsi qu’elle voit les parties internes de l’organisme, pour ne [721a] pas parler des autres : le cerveau et ses trois lobes, intimement unis entre eux, le foie et tout ce qui s’y rattache, l’estomac, le cœur qui bat sans interruption, le réseau serré des veines, les nœuds et ramifications des nerfs, la moelle des os, les cavités pulmonaires, et une foule d’autres organes [12]. Où que se porte sa pensée, en quelque lieu, en quelque région que ce soit, l’âme est là. Tout incapable qu’elle soit de contempler par elle-même, elle se représente [en esprit] les paysages, le cours des fleuves, le visage des hommes, et autres choses du même genre. Sans doute, ces choses, elle ne les voit pas, puisque ce sont des réalités corporelles, lesquelles ne peuvent être vues que par des yeux corporels ! Mais sa présence dans les lieux qui font l’objet de sa pensée, n’implique pas que ces lieux, l’âme les voit des yeux du corps ; pas plus d’ailleurs que sa présence dans l’organisme qu’elle vivifie n’implique une vision corporelle de cet organisme.

2° L’âme, image de la Trinité.

En tout cela l’âme a conscience d’être de quelque manière la réplique de son Créateur. Elle se rend [721b] compte également qu’elle est l’Image de son Dieu lorsqu’elle reconnaît en Lui la lumière qui fait voir clair et en soi-même la lumière capable d’être éclairée.

Une suprême analogie. - Mais il y a plus encore. Ces trois choses que l’âme trouve en elle, à savoir la mémoire l’intelligence et la volonté, lui paraissent de quelque façon répondre à l’image de la Trinité souveraine. Lorsque l’âme pense, en effet, ce qu’elle pense est tout entier dans sa mémoire, et tout ce qu’elle pense alors, comme tout ce qu’elle se remémore, elle veut le penser, elle veut s’en souvenir ; autrement dit elle se complaît dans la possession de sa mémoire et de son intelligence. Lorsqu’elle se souvient de penser, elle enferme sans aucun doute toute sa pensée dans sa mémoire. Elle embrasse pareillement tout son amour et toute sa mémoire dans sa faculté de penser, lorsqu’elle a l’idée d’aimer et de se souvenir. Enfin, elle aime de tout son amour cette même intelligence et cette même imagina-tien, lorsqu’elle trouve sa complaisance dans le souvenir, dans la pensée et dans l’amour de soi-même. [721c] Mais si chacune des facultés inclut ainsi les deux autres dans son opération plénière - si l’amour ne peut s’aimer tout entier, sans se penser en même temps et se remémorer lui-même ; si l’intelligence à son tour ne peut se penser sans s’aimer et sans se souvenir de soi ; si la mémoire en fin de compte ne peut se replier sur soi, sans se penser et sans s’aimer -, les trois ensemble ne sont pas plus qu’une seule d’entre elles en particulier, que la mémoire toute en acte, que l’intelligence quand elle pense, que l’amour quand il opère.

La Trinité, « forme » de l’âme. - De tout cela, l’âme se rend compte. Bien mieux, elle a conscience que ces réalités, ces relations, c’est son être même. Et voici que la voix de Dieu se fait entendre à ses oreilles ; la vérité rayonne en elle et toute son attention se porte sur cette parole du Christ : « Moi et le Père, et mon amour, nous sommes, non pas trois, mais un, nous sommes un seul et même Dieu [13]. Toi, de même, esprit raisonnable, intelligence, amour de toi, tu es un seul et même homme, fait à l’image de ton Auteur, non pas créé son égal, car tu n’es pas engendré de lui et tu as été formé, tu n’es pas toi-même créateur. Détourne-toi donc de ces choses qui sont en dessous de toi, de ces images moins parfaites, moins conformes que tu ne l’es [à l’Exemplaire souverain]. Approche-toi, au contraire, de ta forme formatrice, afin d’en exprimer les traits avec plus de fidélité et de pouvoir à tout jamais [721d] lui demeurer attachée. Son empreinte se marquera d’autant plus sur ta substance, qu’un plus grand poids de charité t’aura serrée, pressée contre elle. Tu obtiendras d’elle en effet la stabilisation parfaite de cette Image qui a présidé à l’aurore de ton existence » [14]. Tels sont les sages avertissements, et d’autres de la même espèce, que la Vérité fait entendre à l’oreille de notre cœur [15].

Gloire de la nature humaine, élevée au-dessus des anges. - Lorsque l’âme entend ces choses, elle n’a plus rien à envier à l’ange (de tous temps la misère humaine s’est montrée prompte à la jalousie !) parce que l’homme, dans cet état, l’ange et Dieu sont un seul esprit, comme le fait remarquer l’Apôtre [16] ; ou sont une seule chose en Dieu, ainsi qu’affirme l’Évangile [17] : et d’autant plus que la tête du genre humain, le Christ-homme, élevé vraiment, dans toute la perfection possible, à l’unité personnelle par le Fils de Dieu lui-même, [722a] a mérité d’entendre jadis ce que jamais ange ne put entendre. « Voici mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis toutes mes complaisances », a dit de lui Dieu le Père [18]. Que la sainte humanité, glorifiée dans sa tête qui est le Christ, se réjouisse donc, qu’elle exulte de se sentir transportée au-dessus des anges, lorsqu’elle voit l’ange refuser de se laisser adorer par l’homme et proclamer, avec une pieuse humilité et une exquise charité : « Garde-toi de le faire ! car je suis ton serviteur et le serviteur de tes frères » [19]. Qu’il soit fier enfin, le plus petit du Royaume de Dieu, encore pèlerin sur la terre, parce que, au témoignage de la Vérité, s’exprimant toujours par l’Écriture, « son Ange voit sans cesse la face du Père » [20].

Toute créature porte la marque de la Trinité souveraine. - Revenons une fois encore à l’image de la Trinité. Rien n’existe que par Dieu, créateur de toutes choses. Tout vient donc de la Trinité. Aussi bien, rien ne peut être qui ne soit à la fois un et triple de quelque manière. [722b] Toute âme, nous l’avons vu plus haut, formée de trois éléments inséparables : la mémoire, l’entendement et la volonté. Tout corps est un, mais, en même temps, soumis à trois prédicaments : la mesure, le nombre, le poids. Considérée dans ses trois puissances, l’âme devient « capable » de ces trois catégories, d’autant qu’en soi elle juge de ce qui peut être mesuré, dénombré, pesé, autrement dit, de tous les corps. De la réalité suprême, qui est Dieu, la figure de l’unité-trine se communique à la réalité inférieure, c’est-à-dire aux corps, en passant par l’âme humaine, intermédiaire entre l’une et l’autre. C’est ainsi que la Trinité marque les corps de son empreinte, tandis qu’aux âmes elle confère l’intelligence ou notion des choses [21].

L’âme rapporte tout à Celui qui l’a créée et ornée et qui l’assiste par sa grâce. - Considérant toutes ces choses avec l’œil de l’intelligence, l’âme trouve moins ses complaisances dans sa beauté personnelle que dans sa « forme formatrice ». Se portant vers cette « forme », elle lui devient toujours plus conforme. Tendre vers Dieu, en effet, c’est se modeler sur Lui. Or, ce qui porte l’âme [722c] vers son Dieu ne vient pas d’elle, mais de Celui qui l’attire. Bienheureuse âme, en vérité [que la Grâce prévient et assiste] : si elle prie, ce n’est pas elle, mais l’Esprit-Saint qui prie pour elle, comme le remarque l’Apôtre, et jusqu’à faire entendre en elle des « gémissements ineffables » [22]. Si elle parle, c’est encore l’Esprit, qui fait entendre par elle « des paroles au sens caché ». Bref, quoi que ce soit qu’elle accomplisse, ce n’est pas elle, mais l’Esprit Saint qui « opère tout en toutes choses » et « répartit » à chacun « ses différents dons, dans la mesure de son bon plaisir » [23]. Dieu, en effet, est la vie de l’âme, comme l’âme est la vie du corps. Il est sa respiration et l’âme soupire après lui seul, comme le corps soupire après l’air. Tandis qu’elle demeure toute en Lui, par la constance de son amour, celui qu’elle aime habite en elle, par sa toute-puissante opération, et elle ne forme avec lui qu’un seul esprit. C’est que, grâce indicible, ineffable joie, l’Esprit Saint, [722d ] Volonté du Père et du Fils, agissant sur l’âme par une opération secrète, mais dont les effets sont bien clairs, se conforme sa volonté, s’unit son amour, par la toute-puissance de sa vertu, et ne fait plus qu’un avec elle, à tel point que lorsque celle-ci, comme il a été dit plus haut, « interpelle avec des gémissements ineffables », on doit plutôt affirmer que c’est Lui qui interpelle. C’est l’objet de la prière du Fils de Dieu à son père : « Je veux - entendez : j’opère en vertu de ma volonté, qui est l’Esprit Saint - que, de même que toi et moi nous sommes un, quant à la substance, ainsi eux-mêmes soient un en nous, par la grâce » [24] - un par l’amour, un par la béatitude, un par l’immortalité et l’incorruption ; un aussi, de quelque manière, par la divinité même : « A tous ceux qui l’ont reçu, il a donné [723a] le pouvoir de devenir enfants de Dieu » (Jean, I, 12).

[1] Voici un texte de saint Jérôme qui a pu inspirer Guillaume dans ce curieux parallèle et dans ce qui va suivre : Nous lisons dans Platon, - et la philosophie a vulgarisé l’idée - qu’il a y trois passions dans l’âme humaine : to logikon, ce que nous pouvons traduire par « le rationnel » ; to thymikon, ce qui signifie « le plein de colère » ou « l’irascible » ; to epithymikon, ce que nous appelons « le concupiscible » ; et ce Philosophe pense que le rationnel gît dans le cerveau, la colère dans le fiel, le désir dans le foie. Nous autres, par le ferment évangélique des saintes Écritures, dont il vient d’être question [ = le ferment que la femme mêle à trois mesures de farine, dans la parabole, Matthieu, XIII, 33], nous ramenons à l’unité ces trois passions de l’âme humaine, lorsque, dans la raison nous possédons la prudence : dans la colère, la haine contre les vices ; dans la convoitise, le désir de la vertu ». Commentaire sur l’Evangile de saint Matthieu, livre II, chap. XIII (PL, XXVI, 94bc).

[2] L’auteur réfute dans ce passage : 1° ceux qui confondent foi et science, ne voulant croire que ce qu’ils voient ou ce que la raison démontre ; 2° ceux qui nieraient dans l’acte de foi lu part de l’intelligence. - Une vérité ne peut être, dans le même temps et sous le même angle, objet de science et objet de foi. C’est élémentaire. Ce que la raison découvre par elle-même, non seulement ne saurait être d’aucun mérite pour le croyant, mais est de plus étranger à la substance de la loi. De là pourtant à affirmer que la raison n’a point de part clans l’acte de la foi - ou que, pour être objet de foi, une vérité doit être de toute manière inaccessible à la raison raisonnante - ou même encore que la raison ne peut confirmer l’existence de telle vérité de foi il y a loin, sans aucun doute. L’acte de foi est fort complexe. C’est l’erreur des « fidéistes » d’en faire exclusivement un acte de volonté, ou bien de mettre des cloisons étanches entre le domaine de la science et celui de la croyance. En vérité, la foi chrétienne non seulement ne répugne pas à la raison, mais elle la suppose d’une certaine façon. Normalement, elle s’épanouit en intelligence. Le fides quærens intellectum de saint Anselme est aussi vieux que le Christianisme, au fond. Guillaume nous en donne la raison, en quelque sorte ontologique : c’est que la foi plonge ses racines dans la portion rationnelle de rame. Enfin, la foi suppose la raison : une vérité ne peut être crue, que si elle est tenue pour vraie, c’est-à-dire si l’intellect la juge vraisemblable en soi ou bien digne de créance, en reconnaissant le bien-fondé de l’autorité qui l’impose. On le voit, nous sommes ici aux antipodes de ce Credo quia absurdum que certains rationalistes, peu éclairés sur l’essence ou même la psychologie de l’acte de foi, ont parfois prêté aux fidèles, voire aux théologiens du moyen âge.

[3] La « discipline » est comme l’élément négatif de la colère-charité. Guillaume s’inspire ici d’un verset du livre de Job XXVIII, 28 (Version des LXX), souvent commenté dans ce sens par saint Augustin : « Ecce pietas est sapientia, abstinere vero a malis scientia vel disciplina est ».

[4] Ici commencent les extraits de Claudien Mamert (De la nature de l’âme).

[5] Litt. « de masse » : quia non habet molem, non habet quanlilatem.

[6] Dans l’extase, seul le pneuma qui touche à Dieu est en éveil et prend conscience de ce qu’il fait et de ce qu’il est. L’activité de l’animus est suspendue de quelque manière, du moins l’âme n’en a plus conscience ; de même partiellement l’activité de l’anima (sensation, et même davantage). Tout rare qu’il soit, le phénomène n’a vraiment rien d’insolite ni d’extraordinaire en soi. Plus merveilleux est le fait que (dans l’extase ou hors de l’extase, peu importe), l’âme humaine est tout à la fois et tout entière dans le même temps pneuma-nous-psyche, ou si l’on veut, possède simultanément trois manières d’être et d’agir, dont chacune d’elles l’absorbe toute, quoique d’une façon différente, puisque c’est l’âme tout entière et non telle partie de l’âme, qui contemple Dieu et qui pense, l’âme tout entière qui sent, l’âme tout entière qui agit dans , la dernière des parties du corps.

[7] Ou « qu’elle doive faire passer en elle - utrum supra se sit aliquid quod sibi a se transeundum sit ». - La pensée de Guillaume, dans tout ce passage, est difficile à saisir. L’auteur s’écarte de son modèle, qu’il interprète plus qu’il ne copie. Ses idées s’enchainent mal. Cl. Mamert (op. cil. II, 2, 1, 717b) parle des philosophes païens « qui ont connu Dieu, et dont l’esprit a pénétré le secret de la divinité cachée ». Leur âme, écrit-il, s’est arrêtée un instant en elle ; considérant, non sans crainte religieuse, sa propre puissance, elle a douté s’il y avait quelque chose à chercher au-dessus d’elle, ou si, pour elle, tout se terminait en elle (autrement dit : elle s’est demandé s’il y avait un Dieu ou si elle-même n’était pas ce Dieu). Mais, doutant, elle n’a pu douter qu’elle n’était pas Dieu . Son doute venait de son ignorance ; or, il n’y a pas d’ignorance en Dieu et un dieu ne peut douter. » Guillaume, lui, nous montre l’âme comme étonnée ou effrayée de sa puissance. Elle se livre à une enquête, soit pour mesurer les bornes de cette puissance peu commune, soit sous l’effet de la crainte, se demandant si cette puissance ne lui fait pas un devoir de s’enrichir davantage, de mouvoir ce qui la dépasse, à son profit, bien entendu, comme elle meut déjà le corps et ce qui est au-dessous d’elle.

[8] Premier résultat de l’enquête : Le principe du « moteur immobile » est appliqué par Cl. Mamert en plusieurs endroits de son œuvre ; cf. De statu animæ, I, 18, 1-3 ; II, 2, 2.

[9] N’étant stable que partiellement, l’âme ne peut songer à mouvoir ce qui est plus stable qu’elle. La loi du moteur immobile lui fait comme toucher du doigt les bornes de sa puissance - ou elle apaise ses scrupules.

[10] Pour n’être que partielle, la stabilité de l’âme n’est pas moins indispensable, nécessaire absolument. Cette connaissance est comme le troisième fruit que l’âme tire de son enquête. Cl. Mamert est plus précis (il s’agit toujours de la mens des philosophes qui, en se connaissant soi-même, fut amenée à connaître Dieu) : « Ayant poussé plus avant ses raisonnements sur son auteur, l’âme a connu ce que j’ai mentionné plus haut, à savoir que rien ne peut être mû que par un immobile. Elle en a conclu qu’elle-même possédait la stabilité, cognovit animam stare, pour pouvoir donner au corps le mouvement dans l’espace et dans le temps ; mais que Dieu, lui, possédait une stabilité plus grande, une stabilité en lui-même, cognovit... stare vero in seipso Deum, lui qui meut l’âme dans le temps et de plus les corps dans l’espace aussi bien que dans le temps. » (Op. cit. II, 2, 2, 737c.)

[11] Cl. Mamert : « Se disant qu’on ne peut passer (non... transeundum), sans une sorte d’intermédiaire, de ces bas-fonds que sont les corps, à ces hauteurs suprêmes que constitue la Divinité, l’âme (toujours celle des philosophes) a reconnu qu’elle était, elle, le moyen terme entre ces extrêmes : image de Dieu, elle ne peut être comparée à aucun corps... etc. » (Ibid.).

[12] Pour les anciens - et l’idée se retrouve sous la plume de quelques thomistes - le corps serait de quelque façon transparent pour l’intelligence. L’âme « verrait », mais d’une vision ou le sens n’a point de part, non plus que l’imagination, d’une vision sui generis, tous les organes où s’exerce son activité naturelle. Elle serait, pour tout dire, consciente du phénomène de l’animation, lequel implique sa présence totale dans toutes les parties du corps.

[13] D’après saint Jean, Évangile X, 30

[14] Nous atteignons, avec cette page, le sommet de tout le traité, l’andante de la symphonie autour du thème de l’image divine. La trilogie « mémoire-raison-volonté » n’est d’abord qu’une analogie, plus mystérieuse, plus frappante aussi que celles déjà rencontrées : trois facultés bien distinctes, qui ne sont néanmoins qu’une urne, dont chacune suppose les deux autres et les enferme en quelque sorte dans son activité propre, voilà qui rappelle étrangement, au regard du croyant, le mystère des Personnes divines dans leurs relations mutuelles et leur rapport à l’indivisible nature divine. Mais dans cette analogie, Guillaume voit plus qu’une analogie : c’est à ses yeux une image, dans l’acception platonicienne du mot, un symbole qui contient, de quelque manière, la réalité qu’il exprime. Pour plus de détails, voir la note complémentaire n° [4], 1er.

[15] Ce qui suit, sauf un court passage (722b), ne se rencontre pas dans le traité de Cl. Mamert.

[16] 1re Epître aux Corinthiens, VI, 17.

[17] Jean, XVII, 11 et 21.

[18] Matthieu, III, 17. - Guillaume reprend, dans ces passages, la sublime théorie des Pères grecs : par l’Incarnation du Verbe, c’est toute la nature humaine qui se trouve sanctifiée, glorifiée, déifiée de quelque façon dans son chef, le Christ. Ce mystère est le principe, la cause physique de la filiation adoptive. Par lui, l’homme devient vraiment de la famille, de la race de Dieu.

[19] Apocalypse, XXII, 9.

[20] Matthieu, XVIII, 10.

[21] Sur les corps, l’empreinte de la Trinité - specimen unitæ Trinitatis -, est tout extérieure ; c’est un signe visible, mais mort. Dans l’âme, au contraire, cette même empreinte est vivante, car elle porte sur une nature intellectuelle. - Ce dernier texte emprunté à Cl. Mamert, déjà subtil dans l’original, est de plus tronqué ici.

[22] Epître aux Romains, VIII, 26.

[23] Ire aux Corinthiens, XII, 11.

[24] Jean, XVII, 21. L’auteur a bien soin de spécifier que cette union de l’âme avec Dieu est « accidentelle » ; c’est l’œuvre de la grâce, non de la nature. Au contraire l’union des trois Personnes divines est « substantielle ».



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