Œuvres choisies de Guillaume de Saint-Thierry

Saint-Thierry : DE LA NATURE DU CORPS ET DE L’ÂME (III)

PHYSIQUE DE L’ÂME (II)
jeudi 3 septembre 2015.
 
Extrait des « Œuvres choisies de Guillaume de Saint-Thierry », par J.M. Déchanet. Aubier, 1954.
Livre second : PHYSIQUE DE L’ÂME
DEUXIÈME PARTIE
L’homme, image du Créateur.

1° Grandeur et dignité de l’homme.

Première ressemblance avec Dieu. - L’esprit de l’homme est à l’image de Celui qui l’a créé. Dieu, en effet, communique le mouvement à toutes choses sans se départir un instant de son immutabilité. L esprit, lui, sortant de lui-même par chacun des différents sens, qui lui servent d’instruments, traverse tout ce [714a] qui se présente à lui ; et cependant, de sa nature, il est un quant à la puissance ; si bien que c’est lui qui entend par les oreilles, lui qui voit par les yeux, et ainsi du reste [1]. En quoi d’ailleurs il diffère sensiblement de Celui dont il est l’image. Dieu en effet n’atteint pas les créatures par l’intermédiaire d’énergies distinctes de son essence. Il est absurde d’imaginer, dans la simplicité de la Déité, des facultés de perception, cette mobilité, cette adaptation qu’implique toute opération réceptrice [2]. Mais, à vrai dire, il n’est pas requis qu une image ne s’écarte en rien de ce qu’on trouve dans l’exemplaire. Elle ne serait plus image, en effet, mais reproduction identique. Une véritable image de la nature divine et de l’incompréhensible Déité ne doit pas être une parfaite imitation de son archétype. Si d’ailleurs pareille image contenait ce qu’elle représente, elle serait, sans aucun doute, supérieure à son modèle.

[714b] Deuxième analogie divine. - Ajoutez que l’impuissance même de l’esprit doué de raison à se connaître parfaitement est un signe qu’il reproduit, par une certaine analogie, quelque chose de la nature incompréhensible de Dieu.

Troisième analogie. - Que signifie maintenant la position particulière du corps humain ? L’homme se tient droit, le visage tendu vers le Ciel, le regard élevé. Cette attitude manifeste la dignité souveraine, vraiment royale, de son esprit raisonnable. Elle exprime la souveraineté que l’homme a reçue de Dieu sur tout ce qui regarde en bas, et l’affinité profonde qu’il possède avec les réalités supérieures, pour autant qu’il conserve intacte l’image qu’il tient de la nature, c’est-à-dire dans la mesure où, chez lui, l’esprit commande à la raison et ne souffre pas que celle-ci porte son choix sur de vaines réalités. Sont privés de cette dignité ceux qui asservissent la raison, qui d’elle-même tend à commander, aux instincts de la nature inférieure et caressent servilement leurs inclinations sensuelles. Chez eux [714c] r esprit suit les appétits de la chair et des sens. Il devient le domestique de ce dont il devait être le juge souverain. Aussi bien la nature physique impose-t-elle à l’âme raisonnable et selon son bon plaisir, ou la peine qui vient du sens, ou la joie de la convoitise [3].

Digression : regio dissimilitudinis ou la dissemblance du péché. - C’est de cette manière que les hommes, dépouillant l’image divine, en ont revêtu une autre : une image tournée vers la terre, animale, bestiale [4]. La ressemblance de l’homme avec Dieu n’est pas dans l’ordre de la passion. Ce n’est pas de la volupté que vient notre assimilation à là nature transcendante. L’arrogance comme l’inquiétude, le penchant pour certaines choses, la répulsion inspirée par d’autres, sont bien éloignés du caractère de la divine beauté. L’homme est allé chercher ces mouvements de la nature et d’autres de la même espèce chez les animaux sans raison. Les bêtes les ont en effet reçus, comme autant de vertus naturelles, en vue de la conservation de leur vie ; mais une fois transférés à l’homme, ce sont des « passions » [5] de l’âme. « Passions », en vérité, que ces [714d] affections morbides, par lesquelles l’homme, créé à l’image de Dieu, « pâtit » d’être rabaissé à l’image des animaux. Passions maladives au sens strict, parce qu’antinaturelles. De là ces plaintes du roi David : « L’homme au comble des honneurs n’a pas compris, écrit-il ; il s’est lui-même comparé aux animaux sans intelligence et s’est rendu semblable à eux » [6].

Vertu naturelle chez l’animal = vice chez le roi de la création. - On le disait à l’instant : ce qui est nature chez les bêtes devient vice une fois chez l’homme. La fureur est le partage des animaux qui se repaissent de chair crue ; l’instinct de la volupté maintient leur fécondité ; la fuite est le salut des faibles ; la crainte protège ceux qui sont débiles contre la tyrannie des forts ; la voracité sert les plus corpulents. Aucune de ces affections ne tourne en passion maladive chez les bêtes de somme ou les brutes, car il ne saurait y avoir matière a tristesse, pour les animaux sans raison, dans aucune [715a] sorte de plaisir [7]. Par ailleurs, la misère humaine reçoit chez elle à cœur ouvert les affections morbides. Par la coopération qu’elle leur accorde délibérément, elle en multiplie les causes et en renforce les effets. Il en résulte une véritable pullulation de désordres et de vices. Ainsi l’amour voluptueux a certainement son principe dans l’imitation de l’instinct sexuel des bêtes. Mais porté à son paroxisme par les excès des humains, il engendre une série de crimes ou d’actions peccamineuses, tels qu’on n’en peut rencontrer chez les animaux sans raison. Sans doute, cette progéniture, la raison, qui préside aux affections raisonnables, la repousse, la répudie, mais la pensée la protège, l’imagination l’entretient. De la colère naissent la fureur, la jalousie, le mensonge, la trahison. Autant de perversités qui ne peuvent être le fruit que d’un esprit dégénéré. Si la passion en effet venait à être privée du secours de la pensée, elle s’évanouirait aussitôt à [715b] l’instar d’une bulle de savon [8].

Retour à la première idée : plan initial du Créateur. - Ces désordres, on le répète, proviennent du passage dans la constitution de l’homme de telle ou telle qualité, mise par l’auteur de la nature au service de l’espèce animale. En donnant l’âme pour compagne au corps, en fusionnant dans l’être humain le terrestre et le divin. Dieu procurait à sa créature l’occasion de se montrer raisonnable de deux manières : son dessein était que l’homme, en vertu de la connaissance qu’il posséderait de ces éléments (le terrestre et le divin), et du contact familier qu’il aurait avec chacun d’eux, jouît de l’un, usât de l’autre. Il voulait qu’il jouît de Dieu par une nature divinisée et qu’il usât des biens terrestres par l’intermédiaire d’un « sens » qui leur fût apparenté [9].

Une quatrième analogie : la liberté. - Aussi bien l’homme a-t-il reçu du Créateur tout ce qu’il faut pour être roi. Il n’y a rien dans sa nature, dans les particularités de son âme et jusque dans la figure de son corps, non pas penché vers la terre, mais dressé vers le ciel, - on l’a assez répété -, qui ne soit en harmonie avec cet empire sur le monde auquel il est appelé. Son âme [715c] raisonnable, en particulier, tant qu’elle se montre intelligente et qu’elle garde sa dignité, est quelque chose de royal et de supérieur. Rien ne fait voir toute la distance qui la sépare naturellement de cette misérable bassesse et de cette dégénérescence [dont nous avons parlé plus haut], comme la faculté d’être libre et le pouvoir qu’elle a par soi de commander à toutes choses, de faire servir les créatures à ses volontés et de se gouverner soi-même, ce qui est vraiment le propre de la dignité royale [10].

2° Misère et faiblesse de l’homme.

L’homme, enfant disgracié de la nature. - Et cependant [11]... L’homme vient au monde nu et dépouillé de tout, sans défense, sans aucune de ces protections que la nature, bonne mère, accorde si volontiers aux autres êtres vivants. C’est à croire que, peur lai seul, elle s’est muée en triste marâtre. Elle a donné aux animaux des revêtements de qualité variée : coquilles, écailles, épines, crins, poils durs ou soyeux, duvets, plumes ou toisons de laine. Elle a pris soin de protéger contre la chaleur et le froid le tronc des arbres et leurs [715d] branches, par une écorce parfois doublée. Quant à l’homme, nous l’avons dit, elle le jette nu sur la terre - l’homme, au jour de sa naissance, vient parmi les nudités [12] - et pour le faire aussitôt pleurer et vagir, alors qu’aucun animal n’a jamais connu les larmes, et si précoces ! Un seul homme, à parcourir les récits de l’antiquité et les pages d’histoire moderne, un seul homme est né en riant : c’est Zoroastre, l’inventeur de la magie [13]. Cette naissance anormale et de mauvais augure préfigurait, à n’en pas douter, le caractère extraordinaire de celui qui devait combattre, par de funestes artifices, les lois communes de la nature.

A peine a-t-il vu le jour, cet homme déjà si malheureux, que des liens et des entraves se resserrent sur tous ses membres, comme pour lui donner à entendre qu’il pénètre dans une prison. Seuls les yeux et la bouche [716a] demeurent libres pour leur office... qui n’est d’ailleurs que de pleurer et crier. De quelques soins qu’on entoure sa naissance, un fils de roi ou d’empereur n’a pas un sort différent. Il gît, pieds et mains liés pauvre animal gémissant, inaugurant sa vie par des tourments. Pour tout crime, celui d’être né ! Ah ! la folie de ceux qui croient qu’il est fait pour s’enorgueillir, l’homme né dans de telles conditions !

Mais la première vigueur s’annonce ; l’heure est venue pour l’enfant de faire usage de ses mains. C’est pour marcher à quatre pattes, à la façon des quadrupèdes ! A quand position plus noble ? A quand la voix et la parole ? Quand l’homme sera-t-il capable de saisir sa nourriture ? Quand donc sa tête cessera-t-elle de s’agiter en tous sens ?... Ajoutez que l’homme est le seul, entre tous les animaux, à ne rien savoir par lui-même, si ce n’est verser des larmes. A grand’peine il apprendra, de sa mère, de sa nourrice, ou par un effort personnel, tout ce qu’un homme doit savoir ou peut normalement connaître.

[716b] Où donc, en définitive, à quel moment de la vie de l’homme, cette dignité naturelle, dont nous avons parlé plus haut, s’affirme-t-elle pleine et entière ? Déjà voici les maladies, les médecines et, pour finir, le soin d’une sépulture ! Nulle existence n’est plus fragile, nulle santé plus précaire ; nulle part la vie et la santé ne font l’objet de pareils soucis. Un accident imprévu l’arrête ; un désastre fond sur lui et l’écrase. Il succombe empoisonné par quelque plante ou quelque microbe. Une bête survient et l’étouffe. Une attention de chaque instant, et la fuite, à l’occasion, peuvent à peine le préserver de tout ce qui le menace.

Exposé [14], par suite de la fragilité de son corps, à toutes les forces que la nature a cependant mises sous ses pieds, en lui octroyant la raison, l’homme fait son entrée dans la vie pauvre et manquant du nécessaire. A s’en tenir aux apparences, il est plus digne de [716c] commisération que de louanges. Aucune arme naturelle, ni cornes, ni ongles acérés, ni défenses, ni dard empoisonné, comme chez beaucoup d’animaux. Il est de tous ceux qui courent le moins rapide ; le plus chétif, le plus vulnérable, parmi des bêtes pleines de vigueur et munies d’armes naturelles. Comment affirmer, dira-t-on, qu’un être aussi peu favorisé possède un pouvoir sur toutes choses ?

Raison mystique de cette disgrâce apparente. - De toute manière, on le peut. D’abord parce que la raison humaine domine en fait la puissance nocive de tout ce qui lui est soumis, soit qu’elle l’évite par la prudence, soit qu’elle la détruise par la force, soit enfin qu’elle la réduise à son service. Ce qui paraît, en effet, une indigence de notre nature est une occasion pour elle d’exercer sa domination sur ce qui lui est assujetti. L’homme ferait sans doute peu de cas du pouvoir qui lui est échu si l’occasion lui manquait de faire appel au service de [716c] ses subordonnés. Or il se fait que, dans la vie, l’utile nous est procuré par l’entremise d’éléments qui nous sont assujettis. Ainsi s’avère nécessaire ce pouvoir de domination par lequel Dieu a exalté la nature de l’homme au-dessus de tout le créé.

La lenteur de notre corps, la difficulté qu’il a de se mouvoir nous a amenés à utiliser et à dompter le cheval, tout, de même que notre faiblesse, à subjuguer d’autre animaux, pour le transport des fardeaux. La nudité de ce même corps nous a rendu nécessaire l’élevage du mouton. Pour ne pas devoir brouter l’herbe, à la façon du bœuf, l’homme s’est assujetti cet animal pour la culture de la terre. Pour se défendre contre les bêtes féroces ou nuisibles, pour veiller à la sécurité de son sommeil, il a le chien qui est comme son épée vivante. Le fer est plus résistant que les cornes ou les ongles acérés des bêtes. L’homme l’utilise pour se [717a] confectionner des armes, non des armes d’animaux, d’aspect terrible et rivées au corps, comme par un lien de nature, mais des armes qu’il est loisible de prendre ou de déposer, selon que la raison l’ordonne. De ce même fer, l’homme tire encore, pour protéger son faible corps, un casque et une cuirasse, protection plus efficace que la cotte de mailles naturelle du crocodile... A quoi bon pousser plus loin : toute créature, c’est un fait, milite au service de l’homme, qu’elle sert à l’égal d’un roi.

Conclusion-synthèse.

Vois, ô homme, embrasse du regard la dignité de ta nature. Considère moins ces déficiences de ta constitution physique, qui donnent aux bêtes le pas sur toi, que l’excellence de ton âme, grâce à laquelle tu l’emportes sur le monde des créatures, vivantes et inanimées. A en juger par la dignité de cette âme, tu es vraiment de race royale. Être à l’image du Tout-Puissant, qu’est-ce autre chose, en effet, que posséder une nature souveraine ? J’emprunte une comparaison au langage courant des humains. Ceux qui dressent les statues des [717b] rois et des potentats, après avoir moulé leurs formes, y peignent la dignité royale sous la forme d’un manteau de pourpre, et la coutume est d’appeler « roi » une image ainsi drapée. De même pour la nature humaine. Destinée à partager le pouvoir souverain de Dieu sur le monde des créatures, elle a été érigée en une espèce de statue vivante, image du divin archétype, au nom royal et à la dignité duquel elle participe. Cette dignité néanmoins n’est signalée ni par un manteau, ni par un spectre ou une couronne, car de pareils attributs ne se rencontrent point dans l’archétype. En guise de pourpre, l’âme est habillée de vertu, chose qui surpasse éminemment tous les insignes de la royauté. En guise de sceptre elle possède la béatitude de l’immortalité ; en guise de diadème enfin, elle est ornée de la couronne de la justice. En toutes choses elle se montre ainsi une imitation fidèle de son divin exemplaire dans sa dignité de Roi.

[717c] Lorsqu’on affirme que l’homme est à l’image du Créateur, cela revient à proclamer que Dieu a fait la nature humaine participante de tout bien. Dieu étant la plénitude de tous les biens, si l’homme est l’image de Dieu, la ressemblance de l’image, par rapport à son archétype, réside nécessairement dans la capacité de cette image à partager cette plénitude. Et de fait, nous trouvons en nous l’empreinte de tout ce qui est bon, la forme même du courage, de la sagesse et de tout ce qu’on peut imaginer de meilleur. De même la dignité de l’homme s’affirme dans le libre arbitre, cette propriété de l’âme raisonnable, qui fait qu’elle est dégagée de toute nécessité servile, qu’elle n’est soumise à aucune force naturelle, et qu’elle possède une volonté capable de se porter d’elle-même vers l’objet de ses désirs. Cette liberté, cette indépendance est à la base de la vertu ; car la vertu est volontaire, et, par ailleurs, ce qui est contraint, ce qui souffre violence n’a rien à voir avec la vertu [15].

Tel est l’esprit (animus), ou encore l’âme (anima), que Dieu nous donne. Mais c’est de l’âme (anima) que [717d] vient notre vie naturelle [16].

[1] Une traduction littérale fera peut-être mieux saisir la pensée de notre auteur : « Ainsi donc, à l’image de Celui qui l’a créé, lequel immuable en soi donne à toutes choses de se mouvoir, l’esprit est, de sa nature, une seule puissance, lui qui, sortant par chacun des instruments des sens, traverse tout ce qui se présente à lui, entendant lui-même par les oreilles, voyant lui-même par les yeux, et ainsi des autres sens. »

[2] Voir ci-dessus, p. 92, notes 13 et 14.

[3] Encore un bel exemple de traduction servile chez J. S. Erigène : physis, kai tou lypountos aisthesin entitheisa, kai tou euphrainontos epithymian, natura imponens et contristati sensum et lætantis concupiscentiam, la nature impose et le sens du contriste ( = le sens qui contriste, qui cause la peine ou la douleur) et la convoitise de celui qui se réjouit ( = la convoitise qui apporte la joie et le bien-être momentané) ». - Dans cet état de désordre, l’esprit doit partager, et contre son gré, les souffrances ou les basses satisfactions de la chair, laquelle promet d’ailleurs beaucoup plus qu’elle ne donne.

[4] Le changement s’est opéré - la foi nous l’apprend - au Paradis terrestre, lors de la désobéissance d’Adam, en qui tous nous avons péché. Seule la faute originelle, qui entraîne, entre autres choses, une « vulneratio in naturalibus », puis une propension au mal et un désordre des appétits, expliqua le paradoxe, bien remarqué par les philosophes (supra, p. 29) entre la dignité naturelle de l’homme ei la condition malheureuse de son existence ici-bas.

[5] Le mot est pris ici au sens péjoratif, comme il appert par le contexte.

[6] Psaume XLVIII, 13 et 21 (selon la Vulgate).

[7] L’animal, saut exception ou cas très particulier, sait modérer ses appétits. La satisfaction qu’il en tire, le plaisir qu’il y goûte ne sont donc gâtés par rien. L’homme, au contraire, ne semble pas avoir le sens de la mesure. Faute de savoir se modérer dans son sommeil, dans sa nourriture, ses jouissances, voire dans sa force et dans son courage, dans ses appétits les plus nobles, il gâte sans cesse tous ses plaisirs et s’expose à la souffrance. Guillaume va nous le dire, cette intempérance de la nature amoindrie, blessée, est aggravée par la malice des individus, laquelle constitue formellement la misère humaine.

[8] Guillaume laisse entendre que la « nature » originelle - celle où préside l’image divine - reprendrait facilement ses droits et que l’ordre renaîtrait, si l’homme pouvait se soustraire aux erreurs de jugement de son esprit dégénéré. En fait, ce sont surtout les puissances de l’âme, intelligence et volonté, que la faute originelle a corrompues. Sous ces puissances en révolte contre Dieu et contre elles-mêmes, l’image divine demeure intacte et ne demande qu’à revivre. Elle revivra si l’homme consent à rentrer dans le plan divin, c’est-à-dire à plier son moi devant Dieu, à renoncer à sa propre sagesse, devenue folie à la suite de la Coulpe. Celle-ci fut essentiellement un péché d’orgueil, on le sait ; et le châtiment de l’homme fut de voir cette intelligence, qui lui avait été donnée pour conquérir la béatitude, se retourner contre lui-même et servir à l’entretien de ces passions qui le font souffrir et l’entraînent loin du bonheur. Un seul remède : l’humilité, porte de la Grâce ! Ne plus vouloir être trop sage est pour l’homme le plus sûr moyen de redevenir « raisonnable ».

[9] Le texte de Guillaume, assez tourmenté, introduit ici des nuances qui ne se rencontrent pas dans l’original grec, non plus que dans la traduction d’Erigène. Grégoire de Nysse, au chapitre II du De hominis opificio, nous présente le monde, au sixième jour de la Création, tout prêt à recevoir son « roi ». L’homme, en vue de qui tout a été fait, arrive pour jouir du festin qui lui a été préparé. Mais l’auteur de la nature ne veut pas que cette jouissance se borne à des biens sensibles, terrestres et caducs. « Et c’est pourquoi, écrit Grégoire, lors de la formation de l’homme, mêlant le divin au terrestre, Dieu dépose en lui deux principes constitutifs ; afin que, par l’un et l’autre, il soit connaturellement et de façon intime, syngenos te kai oikeios, en commerce avec chacun d’eux, jouissant de Dieu par une nature divinisée (c’est-à-dire par son esprit), et jouissant des biens terrestres par un sens de même nature qu’eux (autrement dit par le corps) ». Op. cit., 1336. Guillaume paraphrase légèrement ce texte et, s’inspirant de saint Augustin (Questions diverses, n° 30, PL, XL, 19-20), note que si l’homme, par son esprit, est fait pour JOUIR de Dieu, il ne peut raisonnablement qu’user des biens de ce monde. Interprétation ascétique, déjà faite par Denys le Petit, dans sa traduction de Grégoire (cf. PL, LXVII, 351c). - Autre nuance : la distinction entre la manière de tirer parti des biens mis à sa disposition sera pour l’homme une probation : l’occasion de faire valoir librement son intelligence. Jouir, user, doivent être pour lui deux actes formels de raison, contrairement à l’animal qui, captif de son instinct, n’est capable que de jouir.

[10] Dans l’état de déchéance, qui est celui de l’humanité, la liberté apparaît donc comme le plus terme rempart contre les passions morbides, dont il était question plus haut. Fruits du péché et lamentables conséquences de la révolte d’Adam, ces passions sont et demeurent étrangères à notre nature foncière et à l’essence de notre âme. Celle-ci n’en peut être l’esclave et finalement la victime que si elle y consent vraiment. Et lors même qu’elle a consenti, elfe garde le pouvoir de reprendre le dessus et d’échapper à leur emprise. Ce ne sont point des « nécessités », à rencontre des instincts ou des passions des animaux. Ainsi, malgré la misère humaine et grâce à la liberté, est sauvegardée la dignité de notre âme intelligente. L’homme reste « roi » malgré la Coulpe.

[11] Propter hoc. écrit Guillaume, qui anticipe en quelque sorte sa conclusion et enchaîne ainsi ses idées : Par son âme libre et intelligente l’homme a pouvoir sur toutes choses (715c). C’est pourquoi il nait pauvre et nu (715c-716c). Son indigence l’amène en effet à faire valoir les ressources de son esprit, à exploiter la nature pour suppléer à ce qui lui manque (716c-717a). - A tout prendre, le paragraphe qui s’ouvre ici est un sed contra en bonne forme ; le respondeo dicendum devant venir en 716c.

[12] Cette incise est, selon toute vraisemblance, une citation classique ou un dicton populaire.

[13] Saint Augustin relève et fait dans La Cité de Dieu, livre XXI ch. XIV (PL, XLI, 723). La légende de Zoroastre venant au monde en riant est rapportée par Pline l’Ancien, Histoire naturelle, livre VII, ch. 15.

[14] Ici saint Grégoire de Nysse reprend la parole. Tout ce qui précède, depuis le début du paragraphe, est probablement l’œuvre de Guillaume, s’inspirant de La Cité de Dieu.

[15] Ici prennent fin les extraits du traité de Grégoire de Nysse.

[16] C’est-à-dire la vie organique, par opposition à la vie raisonnable, intelligente, qui est le propre de l’animus. Guillaume nous laisse, semble-t-il, le soin d’achever sa phrase. Sans trahir en rien sa pensée, on pourrait traduire ainsi et paraphraser cette courte période : « Tel est l’esprit que Dieu nous donne ; on peut dire également l’âme, mais anima convient surtout au principe de vie naturelle, que l’homme partage avec les bétes ; animus s’entend plutôt de cette portion de notre être, raisonnable, intelligente, ornée de tous les biens divins, dont nous venons de parler. - Ajoutons que chez Guillaume, pas plus que chez Grégoire de Nysse et tous les anciens, cette distinction psychologique entre anima et animus entre psyche et nous, n’implique pas, sur le terrain ontologique, une dichotomie de l’âme. Une seule âme donc, un seul esprit, mais possédant une double manière d’existence et d’action, la première qui se cantonne dans le sensible, l’autre dans l’intelligible. Pas davantage, le pneuma, spiritus, qui préside à la vie divine de l’homme surnaturalisé, n’est une troisième âme ou une troisième partie de l’âme, ontologiquement distincte et séparée des deux autres. Mystère de l’âme simple et une dans son essence ; multiple dans son activité...



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