Sermons sur les Cantiques, XXXVI, 1-7.

Saint Bernard et la science

mercredi 17 décembre 2008.
 

J’ai promis de vous parler de l’ignorance, ou plutôt des ignorances, puisque, si vous vous le rappelez, nous en avons distingué deux : l’ignorance de nous-même et l’ignorance de Dieu. Il faut les éviter toutes les deux, car toutes les deux mènent à la damnation. Afin d’expliquer ce point plus clairement et plus complètement, il convient de dire si toute ignorance est damnable. A mon avis, non : il y a beaucoup, il y a une infinité de choses dont l’ignorance ne porte pas préjudice au salut. Vous ignorez, par exemple, le métier de maçon ou de charpentier, ou tout autre analogue exercé par vos semblables, pour gagner la vie présente ; votre salut est-il compromis ? La plupart des bienheureux qui ont édifié le monde, par leur vie et leurs œuvres, sont arrivés au ciel sans l’aide même de ces arts qu’on appelle libéraux, arts étudiés et exercés d’ailleurs par le zèle le plus louable et le plus utile. Combien l’Apôtre n’en énumère-t-il pas, dans son épître aux Hébreux, qui se sont rendus chers à Dieu non par leur connaissance des lettres, mais « par leur conscience pure et leur foi sans feinte » [1]. Tous ceux-là ont plu à Dieu, ici-bas, par les mérites de leur vie et non de leur science. Pierre et André, les fils de Zébédée et tous leurs collègues n’ont pas été tirés de l’école des rhéteurs, ou des philosophes, et cependant c’est par eux que le Sauveur a accompli l’œuvre de la Rédemption dans le monde. Il les a sanctifiés, il les a rendus saints et même maîtres, non par la sagesse qu’ils possédaient plus qu’aucun mortel (comme un saint l’a affirmé de lui-même [2]), mais par la foi et la douceur. Ils ont prêché au monde les chemins de la vie non avec les discours élevés d’une éloquence humaine [3], mais de la manière dont il plaît à Dieu de faire des saints et des croyants par la folie de la prédication, puisque le monde ne l’avait pas connu par sa sagesse.

Il semblera peut-être que je malmène la science, que je jette la dérision sur les savants et que je proscris l’étude des lettres. Il n’en est rien ! Je sais combien les hommes instruits ont rendu et rendent de services à l’Église, soit en réfutant ses adversaires, soit en instruisant les simples. J’ai lu ces paroles : « Parce que vous avez rejeté la science, je vous rejetterai aussi du sacerdoce » [4]. J’ai lu encore ces paroles : « Ceux qui auront été savants brilleront comme les feux du firmament, et ceux qui auront instruit les autres dans la voie de la justice luiront comme des étoiles dans toute l’éternité » [5]. Mais je sais aussi où j’ai trouvé ces autres paroles : « La science enfle » [6], et encore : « Plus on a de science, plus on a de peine » [7]. Vous voyez qu’il y a un choix à faire parmi les différentes sciences, puisque l’une enfle et l’autre attriste l’âme. Quant à vous, je désire que vous discerniez la plus nécessaire et la plus utile au salut d’avec celle qui est un sujet de peine. Mais je ne doute pas que vous préfériez la dernière, car l’orgueil porte à croire qu’on possède la sainteté, la tristesse nous la fait désirer ; or celui qui désire est prêt du salut, « car celui qui demande reçoit » [8]. Enfin, celui qui guérit les cœurs contrits déteste les orgueilleux, selon ces paroles de la Sagesse : « Dieu résiste aux superbes, mais il donne sa grâce aux humbles » [9]. L’Apôtre disait aussi : « Je vous exhorte tous, selon le pouvoir que Dieu m’a donné, à ne point être sages au-delà de ce qu’il faut, mais de l’être avec modération » [10]. Il ne nous défend pas d’être sages, il nous dit de l’être avec mesure. Et qu’est-ce donc qu’être sage avec mesure ? C’est considérer-quelle est la science que nous devons chercher de préférence, ou celle qu’il nous faut d’abord étudier. Le temps est court ; toute science qui s’appuie sur la vérité est bonne ; mais vous qui vous pressez de faire votre salut avec crainte et tremblement, en raison de la brièveté du temps, ayez soin de savoir avant tout et plus parfaitement ce qui vous semble devoir contribuer davantage à vous sauver. Les médecins du corps, dans leurs ordonnances, ne prescrivent-ils pas un choix dans les aliments, avec l’ordre et la manière selon lesquels il les faut prendre ? Tous les aliments créés par Dieu sont bons ; vous les rendrez pourtant mauvais si vous les prenez sans observer ni mesure, ni ordre. Or ce que je dis des aliments s’applique également aux sciences.

Mais il vaut mieux vous renvoyer au Maître, car le sentiment que j’exprime ici n’est pas le mien, c’est le sien ; ou plutôt il n’est le mien que parce qu’il est celui de la Vérité : « Si quelqu’un s’imagine savoir quelque chose, il ne sait pas encore de quelle manière il doit savoir » [11]. La Vérité ne loue pas celui qui sait beaucoup, s’il ne sait la manière de savoir. Elle fait consister l’utilité et les avantages de la science dans la manière de savoir. Que savez-vous, si vous ne connaissez en quel ordre, avec quel soin, et à quelle fin il faut savoir ? Dans quel ordre ? Commencez par ce qui conduit plus vite au salut. Avec quel soin ? Cherchez avec plus d’empressement ce qui peut vous inspirer une charité plus ardente. A quelle fin ? N’étudiez ni par vaine gloire, ni par curiosité, ni pour un autre motif de ce genre, mais uniquement pour votre édification et celle du prochain. Il en est qui veulent savoir seulement pour savoir, et c’est une honteuse curiosité. Il en est d’autres qui veulent savoir pour qu’on les dise savants, et c’est une honteuse vanité. Tous ces savants n’échappent pas à ces traits moqueurs d’un poète satirique : « Ta science n’est rien, si un autre ne sait que tu sais cela » [12]. Il en est encore qui veulent savoir pour vendre leur science, pour acquérir la fortune et les honneurs, et c’est un gain honteux ; mais il en est aussi qui aspirent à savoir afin d’édifier, et c’est charité. Enfin il y en a qui veulent savoir pour s’édifier eux-mêmes, et c’est prudence.

Ces deux dernières classes de gens sont les seules qui n’abusent pas de la science, car la science n’a d’autre but que la bonne vie. « L’intelligence est bonne pour ceux qui font le bien » [13]. Que les autres écoutent ceci : « Celui-là est coupable de péché qui, sachant le bien qu’il doit faire, ne le fait pas » [14]. Ce qui revient à dire, par exemple : la nourriture est mauvaise à celui qui mange sans digérer, car un aliment lourd et que l’estomac n’élabore pas engendre des humeurs, fatigue le corps sans le soutenir : ainsi, une grande science confiée à la mémoire, qui est comme l’estomac de l’âme, si le feu de la charité ne l’épure pas, si elle ne passe pas dans les diverses parties de l’âme et ne se mêle ni aux mœurs ni aux actes, si la vie et la conduite ne témoignent point de sa bonté, une telle science, dis-je, ne se changera-t-elle pas en péché, comme un aliment se convertit en humeurs nuisibles et malfaisantes ? Et le péché n’est-il pas une humeur mauvaise ? Et les mœurs dépravées ne sont-elles pas des humeurs mauvaises ? Et celui qui connaît le bien, sans le faire, n’aura-t-il pas une conscience bouleversée, torturée ? N’entendra-t-il pas au dedans de lui une réponse de mort et de condamnation, au souvenir de cette parole du Seigneur : « Le serviteur qui connaît la volonté de son maître et ne s’y conforme pas sera fortement châtié ? [15] » Et voyez si le Prophète n’était pas l’écho d’une telle âme, lorsqu’il exhalait ces plaintes : « J’ai mal au ventre, j’ai mal au ventre » [16]. A moins que cette répétition n’indique ici deux sens et ne nous invite à en chercher un autre, après celui que nous venons d’expliquer. Je pense que le Prophète a pu dire cela de sa propre personne. Rempli de science, brûlant d’amour et désirant le répandre, il ne trouvait personne qui se mît en peine de l’écouter, et sa science lui était comme un fardeau qu’il ne pouvait communiquer : c’est pourquoi ce saint docteur de l’Église plaint à la fois et ceux qui négligent d’apprendre afin de bien vivre, et ceux qui savent et n’en vivent pas mieux. C’est là le sens de ces paroles deux fois répétées par le Prophète.

Voyez-vous maintenant avec quelle vérité l’Apôtre dit que la science enfle ? Je veux donc que l’âme commence par se connaître elle-même, ce qu’exigent à la fois l’ordre et l’utilité : l’ordre, car c’est d’abord pour nous que nous sommes ce que nous sommes ; l’utilité, parce que cette science n’enfle pas, elle humilie, et elle conduit à l’édification, car si un édifice spirituel ne repose pas sur le fondement solide de l’humilité, il s’écroulera. Or une âme ne peut rien trouver qui l’humilie plus efficacement que d’être dans la vérité ; seulement, qu’elle se garde de l’hypocrisie ; qu’il n’y ait en elle qu’esprit de simplicité ; qu’elle se mette elle-même en face d’elle-même et qu’elle ne se laisse pas détourner de cette considération. N’est-il pas certain qu’en se regardant ainsi, à la claire lumière de la vérité, elle se trouvera bien peu ressemblante à son Créateur ? Et gémissant alors de se voir si misérable, ne criera-t-elle pas au Seigneur avec le Prophète : « Vous m’avez humiliée selon votre vérité [17] » ? Comment ne serait-elle pas véritablement humiliée par la connaissance d’elle-même, quand elle se voit chargée de péchés, accablée du poids d’un corps mortel, absorbée par les sollicitudes terrestres, souillée par la fange des désirs charnels, aveuglée, courbée, infirme, embarrassée dans un monde d’erreurs, exposée à mille périls, troublée de mille frayeurs, enchaînée en d’innombrables difficultés, exposée à mille soupçons, accablée de mille besoins, violemment entraînée vers le vice et impuissante pour la vertu ? Comment lèverait-elle fièrement les yeux ? Qu’est-ce qui l’autoriserait à redresser la tête sous l’aiguillon qui la perce ? Ne se tournera-t-elle pas plutôt vers ses misères ? Elle recourra aux larmes, aux plaintes et aux gémissements, elle se convertira au Seigneur et elle lui criera dans son humilité : « Guérissez mon âme, parce que j’ai péché contre vous » [18]. Or, convertie au Seigneur, elle sera consolée, parce qu’il est le Père des miséricordes et le Dieu de toute consolation.

Si donc je me regarde moi-même, mon œil ne découvre que sujet d’amertume ; mais si je regarde en haut, et si je lève les yeux, pour implorer le secours de la divine miséricorde, aussitôt la douce vision de Dieu vient adoucir l’amertume que me cause la vue de moi-même, et je lui dis : « Mon âme a été troublée au dedans de moi-même, c’est pourquoi je me souviendrai de vous » [19]. Ce n’est pas une vue de Dieu sans valeur que d’éprouver combien il est compatissant et facile à se laisser toucher. C’est qu’en effet il est bon, miséricordieux, et qu’il peut se laisser fléchir en ses menaces ; sa nature est bonté, il lui est essentiel d’avoir toujours pitié et de pardonner. Voici donc par quelle expérience et selon quel ordre Dieu se fait connaître à nous d’une manière utile au salut : que l’homme se reconnaisse d’abord plongé dans la misère, alors il criera vers le Seigneur et le Seigneur l’exaucera en lui disant : « Je te délivrerai et tu m’honoreras » [20]. Ce sera un degré pour arriver à la connaissance de Dieu, et à la connaissance de vous-même, et vous le verrez dans son image qui se renouvelle en vous, jusqu’à ce que, contemplant avec confiance la gloire du Seigneur, vous soyez transformé à son image et vous alliez, de clarté en clarté, sous la conduite du Saint-Esprit.

[1] Hébr. XI, 4.

[2] Eccl. I, 16.

[3] Cf. I Cor. 11, 1.

[4] Os. IV, 6.

[5] Dan. XII, 3.

[6] I Cor. VIII, 9.

[7] Eccl. I, 18.

[8] Luc XI, 10.

[9] Jacq. IV, 6.

[10] Rom. XII, 3.

[11] I Cor. VIII, 2.

[12] Perse, Sat. I, 27.

[13] Ps. CX, 8.

[14] Jacq. IV, 17.

[15] Luc XII, 47.

[16] Jérém. IV, 19.

[17] Ps, CXVIII, 75.

[18] Ps. XI, 5.

[19] Ps. XII, 7.

[20] Ps. XLIX, 15.



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