La considération, V, 1-4.

Saint Bernard : Utilité des sens dans la connaissance de Dieu

jeudi 18 décembre 2008.
 

Si ta considération ne s’applique au terrestre que pour chercher, par son intermédiaire, à s’élever jusqu’au divin, elle ne s’éloigne pas de ce qui est son but. Elle retrouve ainsi le chemin de sa patrie. On ne saurait mieux employer les choses d’ici-bas, ni leur trouver plus noble usage, puisque, c’est la sagesse de saint Paul qui nous le dit, « l’examen du créé permet à notre intelligence de concevoir ce que Dieu a d’invisible » [1].

Certes, ce ne sont pas les habitants du ciel, mais nous, pauvres exilés, qui avons besoin de cette échelle. Telle est d’ailleurs la pensée de l’Apôtre, puisque, dans la phrase même où il nous dit que l’invisible peut être découvert par le visible, il prend bien soin de préciser : « par la créature de ce monde » [2].

Quelle est au vrai l’utilité de tels degrés pour qui déjà siège au plus haut ? La créature céleste est dans ce cas : mieux que personne, elle est à même de contempler le divin. Elle voit le Verbe, et, dans le Verbe, tout ce qui a été créé par le Verbe. Point n’est besoin pour elle d’aller mendier aux créatures la connaissance du Créateur. Il ne lui est même pas nécessaire de descendre jusqu’à ses créatures pour les connaître, puisque, dans le miroir où elle les voit, elles sont beaucoup plus intelligibles qu’en elles-mêmes. Point n’est besoin non plus de sens corporel entre elle et le divin ; elle perçoit directement, elle est à elle-même son propre sens. Il n’y a pas de meilleure façon de connaître que de pouvoir, sans aucune aide, s’appliquer à la contemplation de ce qui plaît. Recevoir au contraire un secours étranger, c’est devenir dépendant, c’est être moins parfait et moins libre.

Mais que sera-ce s’il faut faire appel à ce qui est inférieur ? Cela ne te semble-t-il pas un paradoxe et une honte ? C’est faire assurément injure aux choses d’en haut que de réclamer ainsi l’assistance de celles d’en bas ; mais, cette injure, il n’est au pouvoir d’aucun homme de l’éviter tout à fait, à moins qu’il n’ait atteint la liberté des enfants de Dieu. Ceux-là, nous le savons, seront tous instruits par Dieu lui-même [3], et, sans l’intervention d’aucune créature, ils trouveront leur joie dans Dieu seul. Ils auront vraiment regagné leur patrie, ceux qui auront quitté, pour le pays des esprits, celui des corps. Cette patrie, c’est notre Dieu, c’est l’esprit par excellence, c’est le reposoir suprême des esprits bienheureux ; cette patrie est vérité, sagesse, puissance, éternité, souverain bien, sans que les sens ou l’imagination y aient la moindre part.

Pour le moment, nous sommes loin de tout cela, et, dans la vallée de larmes qui est la nôtre, nous sommes asservis par nos sens, notre considération est en exil. Sans doute la sensation s’y exerce-t-elle librement et avec puissance, mais l’œil de l’esprit s’y sent gêné et y voit mal. Quoi d’étonnant dès lors que l’étranger y fasse appel au secours de l’indigène ? Encore heureux si, pendant son voyage, il peut se faire obéir des gens du pays qui lui sont indispensables pour continuer sa route, se servir d’eux sans leur céder, être pressant sans rien demander, leur parler sur le ton de l’autorité, non sur celui de la prière.

Oui, je le trouve grand, celui qui s’efforce de considérer l’usage des sens comme une contribution des gens du pays dont il faut tirer parti pour son propre salut et celui des autres. Il ne me paraît pas moins grand, celui qui voit en eux un échelon pour s’élever, par le moyen de la philosophie, jusqu’à l’invisible. Je vois pourtant cette différence entre les deux façons d’agir que, de toute évidence, la seconde est plus douce et plus heureuse, tandis que la première est plus utile et plus active. Mais le plus grand de tous, à mon avis, est celui qui, dédaignant le secours de ce qui est sensible et matériel, autant du moins que le permet notre humaine faiblesse, a exercé sa contemplation à s’envoler de temps en temps vers le sublime ; non par une montée régulière, mais par des élans soudains. Tels furent, je pense, les fameux ravissements de saint Paul : ravissements et non ascensions. Car, ainsi qu’il le dit lui-même, il se sentait enlevé plutôt qu’il ne montait [4]. D’où cette parole : « Si je suis ravi en esprit, c’est par Dieu » [5].

Mais, pour que ces trois procédés soient applicables, il faut que notre considération, dans l’exil même où elle se trouve, soit élevée au-dessus d’elle-même, et par son application à la vertu, et par la grâce. Cela lui permettra, soit de réprimer l’usage des sens pour l’empêcher d’être abusif, soit de le limiter pour l’empêcher d’être importun, soit de s’en abstenir pour éviter d’en être corrompue. Dans le premier cas elle y gagnera en force, dans le second en liberté, dans le troisième en pureté. Pureté et agilité sont en effet les deux ailes qui permettent à la considération de prendre son essor.

Veux-tu que je te désigne ces différentes formes de considération par les noms qui leur conviennent ? Nous appellerons, si tu le veux bien, la première dispensative, la seconde estimative, la troisième spéculative. Pour que ces appellations te soient plus claires, je vais te les définir. J’appelle dispensative la considération qui se sert méthodiquement des sens et des objets sensibles pour mériter, avec leur aide, d’entrer en possession de Dieu. J’appelle estimative la considération qui s’applique à examiner et à peser prudemment chaque chose avec l’espoir de découvrir Dieu. J’appelle enfin spéculative la considération qui se recueille en elle-même et qui, dans la mesure où elle y est aidée par la grâce, se retranche de l’humain pour contempler Dieu.

Il me paraît inutile de te faire remarquer que cette dernière forme de considération est le produit des deux autres ; et que les deux premières, si elles n’ont point en vue la troisième, ne sont plus que l’apparence, non la réalité d’elles-mêmes. De fait, si la première considération n’est pas orientée vers la dernière, elle sème beaucoup sans rien récolter ; quant à la seconde, si elle ne conduit pas à la troisième, elle va de l’avant sans arriver. En somme, ce qui est choisi par la première est senti par la seconde et savouré par la troisième. Ce qui ne veut pas dire que les deux premières formes de considération ne puissent arriver, elles aussi, au même résultat que la troisième, bien qu’avec plus de lenteur ; mais avec cette différence, toutefois, que le chemin de la première est plus laborieux, et que celui de la seconde est plus paisible.

[1] Rom. I, 20.

[2] Ibid.

[3] Jean VI, 45.

[4] II Cor. V, 13.

[5] Ibid.



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