La considération, V, 7-12.

Saint Bernard : Les anges et Dieu

jeudi 18 décembre 2008.
 

Le moment est venu pour notre considération de se tourner vers la Jérusalem céleste, notre mère, et de chercher avec prudence et soin à pénétrer l’impénétrable. Trois voies, je l’ai dit, s’offrent à nous ; suivons-les, autant du moins qu’il nous sera permis, ou mieux qu’il nous sera donné de le faire.

Tout d’abord, nous savons que les habitants de la cité céleste sont des esprits puissants, glorieux, bienheureux, distincts dans leurs personnes, rangés par dignités, fidèles à l’ordre qui est le leur, parfaits dans leur genre, éthérés de corps, immortels, impassibles, incréés : je veux dire, tenant leur existence, non de la nature, mais de la grâce. Les pensées de ces esprits ne sont que pureté, leur naturel n’est que douceur, leur sainteté est sans défaut, leur chasteté absolue ; inaccessibles à la discorde, ils sont inaltérables dans leur paix ; institués pour cela par Dieu lui-même, ils se consacrent tout entiers à son service et à sa louange.

Toutes ces choses-là, nous les savons par l’Écriture ; elles sont pour nous article de foi. Pour ce qui est du corps de ces êtres célestes, certains hésitent toutefois sur sa substance, et même sur son existence. Aussi bien ne sou-tiendrai-je pas le contraire si quelqu’un estime que ce point-là relève de l’opinion plutôt que de la foi. Mais que les anges soient doués d’intelligence, voilà une certitude que nous ne devons ni à l’opinion, ni à la foi, mais à notre propre intelligence ; car, sans intelligence, ils ne pourraient pas jouir de Dieu.

C’est également pour les avoir entendus que nous connaissons les noms particuliers des anges, d’après lesquels nous pouvons deviner et discerner tant bien que mal les fonctions, titres et rangs, la hiérarchie de ces esprits bienheureux. Mais toutes ces choses-là, il faut l’avouer, n’ont pas été clairement perçues par l’ouïe des mortels. Or, ce qui n’a pas été perçu par l’ouïe ne saurait être article de foi, puisque, selon saint Paul, « la foi nous vient par l’ouïe » [1]. Ne vois donc pas autre chose qu’une opinion dans ce que je vais t’en dire. Pourquoi cependant les noms de ces esprits célestes nous auraient-ils été révélés s’il nous était interdit, sans faute contre la foi, de rien conjecturer de ce qu’ils désignent ? Anges, Archanges, Vertus, Puissances, Principautés, Dominations, Trônes, Chérubins et Séraphins, tels sont ces noms. Quel est leur sens ? N’y a-t-il aucune différence entre les esprits qui portent simplement le nom d’Anges et ceux que l’on appelle Archanges ?

Quelle est la raison d’être de cette hiérarchie ? A moins que ta considération n’ait trouvé quelque interprétation plus vraisemblable, reconnaissons sous le nom d’Anges ces esprits qui, selon l’opinion générale, sont attribués en particulier à chacun de nous, et qui, selon la doctrine de saint Paul, « sont envoyés pour prêter assistance à ceux dont l’héritage est le salut » [2]. C’est d’eux que le Sauveur parlait lorsqu’il a dit : « Leurs anges voient toujours la face de mon Père » [3].

Reconnaissons dans les Archanges des esprits d’un ordre supérieur, initiés dans la compréhension des mystères divins, qui ne sont envoyés que pour des affaires de l’importance la plus haute. Tel le fameux archange Gabriel, qui, nous le lisons dans l’Écriture, fut chargé auprès de Marie d’une mission dont la grandeur ne saurait être surpassée [4].

Les Vertus viendraient ensuite. Reconnaissons en elles ces esprits dont l’assentiment ou l’intervention sont nécessaires pour que produisent, dans les éléments ou par ces éléments eux-mêmes, les présages et prodiges qui servent à frapper l’imagination des mortels. Voilà pourquoi, sans doute, nous pouvons lire dans l’Évangile : « Il y aura des signes dans le soleil, dans la lune et dans les étoiles », et, tout de suite après, « car les Vertus des cieux seront ébranlées » [5]. Ces esprits, cela est clair, sont ceux par qui les phénomènes s’accomplissent.

Au-dessus des Vertus seraient les Puissances. Reconnaissons en ces esprits le pouvoir de contenir la Puissance des ténèbres, de limiter sa malfaisance et son infection, afin de l’empêcher de nuire à sa guise et de faire le mal sans profit.

Le rang des Principautés serait plus élevé encore. Reconnaissons dans le sage gouvernement de ces esprits la base de tout empire ici-bas. C’est par leurs soins que les empires sont institués, régentés, limités, transférés, diminués et modifiés.

Reconnaissons dans les Dominations les représentants d’un ordre qui dépasse d’autant plus ceux que nous venons de citer qu’auprès d’eux tous ces ordres apparaissent serviteurs. Il semble que le gouvernement des Principautés, la protection des Puissances, les opérations des Vertus, les révélations des Archanges, la prévoyance et la sollicitude des Anges doivent leur être référés comme à des maîtres.

Reconnaissons dans les Trônes des esprits que leur vol a portés plus haut encore. Leur nom de Trônes leur vient de ce qu’ils sont assis. S’ils sont assis, c’est pour servir à Dieu de siège. Il ne pourrait s’asseoir sur eux s’ils n’étaient pas assis eux-mêmes. Veux-tu savoir ce que j’entends par là ? Une tranquillité absolue, une sérénité inaltérable, une paix dépassant toute pensée. Tels sont les attributs du Seigneur Dieu de Sabaoth : assis sur les Trônes, il juge toutes choses dans la souveraineté de son calme. Et tels sont les attributs qu’il a donnés à ses Trônes, dans une ressemblance aussi parfaite que possible avec lui-même.

Reconnaissons pour rôle aux Chérubins de puiser à cette source même de la sagesse qu’est la bouche du Très-Haut, et de prodiguer à tous les citoyens du ciel les flots de science qui s’en écoulent. Ne serait-ce point là ce fleuve dont parle le Prophète, et « qui irrigue de ses eaux la Cité sainte ? » [6] Reconnaissons dans les Séraphins des esprits que le feu divin embrase tout entiers, et qui embrasent toutes choses à leur tour, faisant de chaque habitant du ciel une lampe brûlante et lumineuse : brûlante de charité, lumineuse de connaissance.

O cher Eugène ! Quelle joie pour nous d’être là ! Comme nous y serons mieux encore s’il est donné un jour à la totalité de notre être de rejoindre là-haut la partie de nous-mêmes qui l’y précède. Cette partie de nous, c’est notre esprit ; que dis-je, ce n’est qu’une partie de notre esprit, et trop petite ! Alourdis par le poids de notre chair, les élans de notre cœur restent au sol ; tandis que nos désirs s’enlisent dans la boue, notre considération seule, mais pauvre, mais chétive, prend les devants à l’occasion et s’envole. Et pourtant, si peu qu’il lui soit donné pour le moment de découvrir, cela est suffisant pour que nous puissions nous écrier : « O Seigneur ! J’aime la beauté de ta maison et la demeure de ta gloire » [7].

Que dirons-nous le jour où notre âme, toutes ses forces regroupées, délivrée de tous les attachements qui la retiennent captive : craintes imaginaires, amours profanes, souffrances vaines, plaisirs plus vains encore, quittera cette terre d’un envol libre, s’élancera vers le ciel avec l’impétuosité de l’esprit, et tout entière se perdra dans l’abondance de grâce ! Je l’imagine commençant à visiter les demeures de lumière, avide de jeter les yeux dans le sein même d’Abraham, revenant à cet autel mystérieux où les âmes des martyrs sont abritées et attendent patiemment, dans leur premier vêtement de gloire, d’être revêtues du second. Que de meilleurs raisons n’aura-t-elle pas ce jour-là de joindre sa prière à celle du Prophète : « Je n’ai demandé qu’une chose au Seigneur ; en dehors de cette chose-là, je ne réclamerai rien d’autre : c’est d’habiter tous les jours de ma vie dans sa maison, c’est de connaître sa volonté, c’est de visiter son sanctuaire ! » [8].

Pourquoi, là, ne verrait-on pas le cœur de Dieu ? Pourquoi n’y reconnaîtrait-on pas que sa volonté est bonne, infiniment aimable et parfaite ? Bonne en elle-même, aimable dans ses effets, bien aimée de ceux qui en jouissent, parfaite pour ceux qui sont parfaits et s’en contentent. Là, on découvre à nu les entrailles de miséricorde. Là, on peut voir à découvert pensées de paix, trésors de salut, mystères d’amour ; là, on peut voir ces arcanes d’indulgence qui sont impénétrables à l’ensemble des mortels et dérobés même aux élus. Oui, s’il en est ainsi, c’est dans l’intérêt de leur salut : il ne faut pas que cessent de craindre ceux qui ne sont pas encore capables d’aimer Dieu comme il le mérite.

Il faut voir dans les Séraphins comment aime Celui qui, en dehors de lui, ne rencontre rien valant d’être aimé, et qui n’a point de haine envers ses créatures [9]. Comme il prend soin de ceux qu’il veut sauver, comme il guide leurs pas et les entoure ! Il faut le voir consumer de son feu les défauts des jeunes qu’il aime ; il faut le voir brûler la paille de leur ignorance, purifier cette jeunesse et la rendre tout à fait digne de son amour !

Il faut comprendre, par ces puits de science que sont les Chérubins, que Dieu est le Seigneur de tout savoir ; qu’il est le seul à ignorer la seule ignorance ; qu’il est plénitude de lumière et pur absolument de toute nuit ; qu’il est tout œil, et œil infaillible, puisqu’il n’est jamais fermé ; qu’il n’a besoin pour voir d’aucune autre lumière que de la sienne, étant tout à la fois œil et lumière.

Il faut voir dans les Trônes le siège de ce juge qui est la sauvegarde de l’innocence ; juge qui ne veut pas tromper et qui ne saurait l’être, avec un tel amour et une telle science. Que ses assises soient éternelles, c’est bien le gage de leur sérénité ! Puisse-je être jugé de la bouche d’un tel juge, que seul l’amour inspire et qui ignore l’erreur et le trouble !

Il faut voir dans les Dominations l’immense majesté du Seigneur, dont le pouvoir, qui ne dépend que de lui-même, n’a pour limite que l’éternel et le total.

Il faut voir dans les Principautés l’origine de toutes choses, les gonds, si je puis dire, sur lesquels tourne la porte, le pivot même de l’univers.

Il faut voir dans les Puissances l’énergie du même Prince à protéger ceux qu’il gouverne, à contenir et à éloigner d’eux les forces hostiles.

Il faut voir dans les Vertus l’unité d’une action également présente en tous lieux, cause première de toutes choses, vivifiante, efficace, invisible et immobile, ce qui ne l’empêche pas de tout mouvoir utilement, de tout maintenir avec force. Quand cette action éclate aux yeux des hommes par quelque phénomène inusité, ils crient au miracle et au prodige.

Enfin, il faut voir et admirer dans les Anges et les Archanges la vérité et la vérification de cette parole « que Dieu lui-même prend soin de nous » [10]. Il ne cesse en effet de nous envoyer ces grands et puissants esprits dont les visites nous réjouissent, dont les révélations nous instruisent, dont les avis nous préviennent et l’assistance nous console.

Tous ces pouvoirs des célestes esprits leur viennent de Celui qui leur a donné l’existence, de l’Esprit souverain, un et immuable. Ces pouvoirs, il les a répartis entre eux à sa guise [11]. Voilà ce qu’il opère en eux, voilà ce qu’il leur laisse le soin d’opérer eux-mêmes, mais différemment.

Les Séraphins sont tout embrasés, mais c’est le feu de Dieu, ou plutôt Dieu en tant que feu qui les embrase. Leur raison d’être est d’aimer, mais ils n’aiment pas autant que Dieu, ni de la même manière.

Les Chérubins sont tout lumière et ils excellent par le savoir ; mais ce savoir n’est que participation à la Vérité. Aussi ne brillent-ils ni autant, ni de la même manière que cette Vérité.

Les Trônes sont assis, mais pour porter Celui à qui ils servent de siège. Ils jugent eux aussi, et dans le calme, mais dans un calme qui n’atteint ni à l’intensité, ni à la qualité de cette Paix souveraine que l’on ne peut concevoir.

Les Dominations dominent, mais elles dominent sous le Seigneur dans le même temps qu’elles le servent. Qu’est leur empire, comparé à l’Empire absolu, éternel, unique ?

Les Principautés commandent et gouvernent ; mais elles sont à ce point dépendantes qu’elles ne sauraient plus gouverner si elles cessaient de l’être elles-mêmes.

La force est l’attribut des Puissances, mais Celui à qui elles doivent leur force est bien autrement fort qu’elles ne le sont, et de la manière tout autre. Ce n’est pas assez de dire qu’il est fort : il est la Force.

Les Vertus ont pour fonction et prérogative de s’employer, par des prodiges renouvelés, à réveiller le cœur humain de sa torpeur ; en fait, c’est la Vertu de Dieu, dont elles sont l’émanation, qui les opère en elles. Oui, si effectif que soit leur rôle, quand on le compare à celui de Dieu, il n’est rien. A tel point que le Prophète, s’adressant à Dieu comme à l’auteur unique de ces actes merveilleux, a pu s’écrier : « C’est toi, ô Dieu, qui fais les prodiges » [12]. Ailleurs il nous fait voir en lui « le seul à opérer de grands prodiges » [13].

Les Anges et les Archanges se tiennent à nos côtés, mais Celui-là nous est bien plus intime encore, qui n’est pas seulement à nos côtés, mais en nous.

Si tu m’objectes que l’Ange aussi peut être en nous, je n’en disconviendrai pas. Je me rappelle « l’Ange qui parlait en moi » [14] de l’Écriture. Mais une différence aussi me frappe. L’Ange qui est en nous nous excite aux bonnes actions, mais ce n’est pas lui qui les suscite ; il nous exhorte au bien, mais ce n’est pas lui qui le fait naître. Dieu, au contraire, est tellement en nous qu’il affecte notre âme, qu’il y répand ses dons ; que dis-je, qu’il se répand lui-même en elle et se donne à elle. Ce don est si total que son esprit, selon une parole hardie, se confond en quelque sorte avec le nôtre, bien que ne soit réalisée entre lui et nous ni une seule personne, ni une seule substance. C’est l’Apôtre en effet qui nous le dit : « Celui qui est uni à Dieu ne fait avec lui qu’un seul esprit » [15]. L’Ange est donc avec notre âme, Dieu au dedans d’elle. Mais, tandis que l’Ange n’est pour notre âme qu’un compagnon intime, Dieu est sa vie même.

Notre âme, tu le sais, voit par les yeux, entend par les oreilles, sent par le nez, goûte par le palais, éprouve le toucher par tout le reste du corps. Ainsi Dieu opère-t-il par différents esprits des choses différentes. On le voit, par exemple, aimer par certains, connaître par d’autres, faire d’autres choses encore par d’autres encore, selon que son esprit se manifeste en chacun d’eux en vue de l’utilité commune [16].

Qui est-il donc Celui qui est si près de nous par ses paroles, si loin de nous dans le réel ? Comment se fait-il donc que nous parlions de lui sans cesse et que, retiré dans sa grandeur, il se dérobe si complètement à nos regards et à nos désirs ? Écoute-le parler aux hommes : « Autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant mes voies sont élevées au-dessus de vos voies, et mes pensées au-dessus de vos pensées » [17].

On dit que nous aimons et on le dit aussi de Dieu ; on dit que nous connaissons et on le dit aussi de Dieu ; on dit encore beaucoup d’autres choses du même genre. Mais Dieu est charité quand il aime, vérité quand il sait, justice quand il juge, majesté quand il domine, primauté quand il gouverne, salut quand il protège, vertu quand il opère, lumière quand il éclaire et pieux amour quand il assiste.

Toutes choses que font les Anges et que nous faisons nous-mêmes, mais d’une manière très inférieure, non certes en vertu de notre bien propre, mais de celui dont nous participons.

[1] Rom. X, 17.

[2] Hébr. I, 14.

[3] Matth. XVIII, 10.

[4] Luc I, 26.

[5] Luc XXI, 25.

[6] Ps. XIV, 5.

[7] Ps. XXV, 8.

[8] Ps. XXVI, 4.

[9] Sag. XI, 25.

[10] I Pierre V, 7.

[11] I Cor. XII, 11.

[12] Ps. LXXVI, 15.

[13] Ps. CXXV, 4.

[14] Zach. I, 9.

[15] I Cor. VI, 17.

[16] I Cor. XII, 7.

[17] Isaïe IV, 9.



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