SAINT BERNARD ABBÉ DE CLAIRVAUX SUR LE CANTIQUE DES CANTIQUES.

SERMON XXIII. Trois manières de contempler Dieu, représentées par les trois celliers.

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lundi 31 décembre 2007.
 

1. « Le roi m’a fait entrer dans ses celliers Cant. 1, 3). » C’est de là que s’exhale l’odeur, c’est là qu’on court. L’Épouse a bien dit qu’il faut courir, mais elle n’a pas encore dit où il faut courir. C’est donc aux celliers qu’on court, et on court dans l’odeur qui s’en exhale. L’Épouse la pressent par sa vivacité accoutumée, et désire entrer en plein dans le lieu d’oie elle s’échappe, mais que faut-il penser, selon nous de ces celliers ? Imaginons-nous cependant qu’il y a chez l’Époux des endroits parfumés, pleins de senteurs, et remplis de toute sorte de délices. C’est là, comme dans une officine, qu’on met en réserve tout ce qui se recueille de plus rare dans son jardin, ou dans son champ. C’est là que tous ceux qui courent dirigent également leurs pas ; mais qui sont ceux qui courent ? Ce sont les âmes qui brûlent d’amour. L’Épouse court, les jeunes filles courent aussi, mais celle qui aime plus ardemment, court plus vite et arrive plus tôt. Et lorsqu’elle arrive, non-seulement elle ne souffre point de refus, elle ne souffre pas même le moindre retard. On lui ouvre sans délai comme à une habituée de la maison, une personne très-chère, infiniment aimée et infiniment aimable, mais les jeunes filles que font-elles ? Elles suivent de loin. Car étant encore faibles, elles ne peuvent pas courir avec la même ardeur que l’Épouse, ni suivre entièrement l’activité de ses désirs et de son zèle. Aussi arrivent-elles plus tard, demeurent-elles dehors. Mais l’amour que l’Épouse leur porte ne la laisse point en repos. Elle ne s’enorgueillit point de ses heureux succès, comme cela est assez ordinaire, et elle ne les oublie point. Au contraire, elle les console encore davantage, et les exhorte â souffrir patiemment le refus qu’elles essuient et son absence. Enfin elle leur porte la joie qu’elle goûte, afin qu’elles se réjouissent avec elle, dans l’espoir d’avoir part un jour aux grâces et aux avantages de leur mère. Car le soin qu’elle a de s’avancer ne les lui fait point négliger, et elle ne veut pas que son utilité particulière leur soit nuisible et préjudiciable. Aussi, quels que soient les mérites qui la tiennent à distance d’elles, sa charité et son amour font qu’elle demeure toujours avec elles. D’ailleurs il faut qu’elle imite son Époux, qui, en même temps qu’il monte au ciel, ne laisse pas de promettre qu’il sera sur la terre avec les siens jusqu’à la consommation des siècles. Ainsi en est-il de l’Épouse, quelque progrès qu’elle fasse, ses soucis, sa prévoyance, et son affection l’empêchent de quitter jamais celles qu’elle a engendrées dans l’Évangile, et d’oublier jamais ses entrailles.

2. Qu’elle leur dise donc : Réjouissez-vous, prenez courage ! « Le Roi m’a fait entrer dans ses celliers ; » regardez-vous comme y étant entrées aussi vous-mêmes. Il semble qu’il n’y ait que moi qui sois entrée, mais je n’en profiterai pas seule. Mon avancement est le vôtre. C’est pour vous que je profite ; je partagerai avec vous les grâces que je mériterai de recevoir plus que vous. Pour vous montrer que c’est évidemment là le sens et la portée de ses paroles, écoutez ce qu’elles lui répondent : « Nous nous réjouirons et nous serons remplies d’allégresse en vous. » C’est en vous, disent-elles, que nous nous réjouirons et que nous serons remplies d’allégresse ; car nous ne méritons pas encore de le faire en nous ; et elles ajoutent : « En nous souvenant de vos mamelles ; » c’est-à-dire, nous attendons avec impatience que vous veniez, parce que nous savons que vous ne reviendrez à nous que les mamelles toutes pleines. Nous espérons alors nous réjouir et tressaillir de bonheur ; et en attendant nous nous souvenons de vos mamelles. Quant à ce qu’elles ajoutent « plus que du vin ; » elles veulent marquer que l’état imparfait où elles sont est cause qu’elles sont encore touchées du souvenir des désirs de la chair, qui sont désignés par le vin ; et que, néanmoins, ces désirs sont surmontés par le souvenir de la douceur qu’elles savent déjà par expérience couler de ses mamelles. Je parlerais ici de ses mamelles, si je ne me souvenais d’en avoir assez parlé plus haut. Et maintenant vous voyez combien elles présument de leur mère, comment elles regardent tous ses avantages et toutes ses joies comme leur étant propres à elles-mêmes, et comment elles se consolent du refus qu’elles ont essuyé, par le contentement qu’elles ressentent de la voir entrée elle-même. Elles ne seraient pas dans une si grande confiance, si elles ne la reconnaissaient pour mère. Que les prélats qui aiment mieux se faire craindre que d’être utiles à ceux qui leur sont confiés écoutent cela. Instruisez-vous vous qui êtes les juges de la terre. Apprenez que vous devez être les mères, non les maîtres de ceux qui sont soumis à votre conduite. Tâchez de vous faire aimer plutôt que de vous faire craindre. Et si vous êtes obligés quelquefois d’user de sévérité, que ce soit une sévérité de père, non de tyran. Soyez des mères par votre amour, et des pères dans vos corrections. Soyez doux ; point de dureté. Ménagez les châtiments, et montrez vos mamelles. Que votre sein soit rempli de lait, non point gonflé d’orgueil. Pour quoi appesantir votre joug sur ceux dont vous devriez plutôt porter les fardeaux ? Pourquoi un petit enfant que le serpent a mordu appréhende-t-il de découvrir sa plaie au prêtre, au lieu de courir à lui même pour se jeter dans les bras d’une mère. Si vous êtes spirituels reprenez avec un esprit de douceur, en faisant réflexion que vous pourriez bien être aussi tenté vous-même. Autrement celui que vous traitez avec tant de rigueur mourra dans son péché (Galat. VI, 1), et je vous rendrai responsable de sa perte, dit le Seigneur (Ezech. III, 20). Mais nous parlerons de ceci une autre fois.

3. Maintenant, puisque le contexte est clair par ce que nous avons dit ci dessus, voyons quel sens mystique nous donnerons aux celliers. Plus loin il est aussi parlé de jardin et de chambre. Je joins ces deux choses aux celliers, et je m’en sers pour la matière que je : traite présentement. Car expliqués ensemble ils s’éclairciront l’un l’autre. Cherchons donc, si vous le voulez bien, dans l’Écriture sainte, ces trois choses : « Le jardin, le cellier et la chambre ; » car une âme qui a soif de Dieu s’arrête volontiers en ces lieux, sachant qu’elle y trouvera certainement celui après qui elle soupire. Que le « jardin » donc soit la simple et pure histoire de l’Écriture ; le « cellier » le sens moral ; et la « chambre » les secrets d’une sublime contemplation.

4. Et premièrement, pour l’histoire, il me semble qu’elle n’est pas mal désignée par le jardin, parce qu’on y trouve des hommes vertueux qui sont comme des arbres fruitiers dans le Jardin de l’Époux et dans le paradis de Dieu : les exemples tirés de leur conduite et de leurs actions sont comme autant de fruits que nous cueillerons d’un arbre. Qui donc hésiterait à croire que l’homme de bien soit un plant de Dieu ? Écoutez ce que David a dit de l’homme de bien : « Il sera, dit-il, comme un arbre planté sur le bord des eaux courantes, qui porte du fruit en sa saison, et dont les feuilles ne tomberont jamais (Psal. I, 3). » Écoutez Jérémie qui dit dans le même esprit, et presque dans les mêmes termes : « Il sera comme un arbre planté sur le bord des eaux courantes, qui jette de profondes racines, et ne craint point les violente : chaleurs de l’été (Hier. XVIII, 8). » Écoutez de nouveau le Roi prophète dire encore ailleurs : « Le juste fleurira comme le palmier, il multipliera comme le cèdre du Liban (Psal. XCI, 13), » et qui ajoute, en parlant de lui-même : « Mais moi, je suis comme lin olivier fertile dans la maison du Seigneur (Psal. LI, 10). » « L’histoire » est donc un jardin, et elle est divisée en trois. Car elle contient la « création, la réconciliation et la réparation » du ciel et de la terre. La « création » est comme la semence et le plant du jardin. La « réconciliation » est comme la production de ce plant et de cette semence. Car à un moment propice, les cieux ont versé d’en haut la rosée, les nuées ont fait sortir le juste de leur sein, comme une pluie féconde, la terre s’est ouverte, et a produit le Sauveur (Isa. XLV, 8), qui a réconcilié le ciel avec la terre. Car c’est lui qui est notre paix, lui qui de deux n’a fait qu’un (Ephes. II, 14), et pacifié dans son sang les choses terrestres avec les célestes. Quant à la « réparation » elle doit arriver à la fin des siècles. Car il y aura un ciel nouveau et une terre nouvelle ; et les bons seront recueillis du milieu des méchants, pour être mis dans lies greniers de Dieu, comme les fruits qu’on cueille dans un jardin. « En ce jour-là, dit le Prophète, le germe du Seigneur sera magnifique et glorieux, et les fruits de la terre seront admirables (Isa. IV, 2). » Voilà donc trois temps qu’on peut remarquer dans le jardin du sens historique.

5. On peut aussi remarquer dans le sens moral trois choses qui sont comme trois celliers dans un. Et peut-être est-ce pour cela que l’Épouse a dit des celliers au pluriel, elle avait sans doute ce nombre en vue. Aussi, dans la suite, elle se glorifie de ce qu’on l’a fait entrer dans le cellier au vin. (Cant. II, 4). Or, comme nous lisons dans l’Écriture : « Donnez occasion au sage, et il sera encore plus sage (Prov. III, 9) ; » nous prendrons occasion de ce nom, que le Saint-Esprit a cru devoir donner à ce cellier pour en donner un aussi aux deux autres, nous appellerons l’un le cellier des aromates, et l’autre celui des parfums. Nous expliquerons dans la suite les raisons de ces noms. Mais en attendant, remarquez que tout ce qui est dans l’Époux est salutaire, que tout y est doux, le vin, au dire de l’Écriture, réjouit le coeur de l’homme (Psal. CIII, 15). » On y lit aussi que l’huile remplit le visage d’allégresse, or c’est dans l’huile qu’on met de la poudre odoriférante, pour en composer des parfums. Les aromates ne sont pas seulement agréables par leur odeur, elles sont encore utiles par leur vertu médicinale. C’est donc, avec raison que l’Épouse est ravie qu’on l’ait fait entrer en un lieu où il y a une si grande abondance de grâces.

6. Mais j’ai d’autres noms, qui ont encore, je crois, une raison plus évidente. Et pour les ranger par ordre, j’appellerai le premier cellier, celui de la discipline ; le second, celui de la nature ; et le troisième, celui de la grâce. Dans le premier, vous apprenez suivant la règle de la morale chrétienne, à être le dernier de tous ; dans le suivant, à être égal aux autres ; dans le troisième, à être au dessus des autres : ou encore, à être sous un autre, de pair avec un autre ou au dessus d’un autre. Vous apprenez donc premièrement à être disciple, puis compagnon, et enfin maître. La nature sans doute a fait les hommes égaux. Mais l’orgueil, ayant corrompu cet ordre naturel, les hommes ont détruit cette égalité, se sont efforcés de s’élever au dessus les uns des autres, ont désiré se surpasser mutuellement, et avides d’une vaine gloire, ont été animés d’envie et de jalousie réciproques. Ainsi, dans le premier cellier, la première chose qu’il faut faire, c’est de dompter l’insolence de l’orgueil par le joug de la discipline, jusqu’à ce que notre volonté rebelle, brisée par les ordres sévères et répétés des anciens, soit humiliée et guérie, et recouvre par son obéissance le bien de la nature quelle avait perdu par sa vanité. Lorsque par le seul mouvement de la nature, non par la crainte de la peine, elle aura appris à vivre doucement en paix, autant que possible, avec tous ceux qui participent à la même nature qu’elle, c’est-à-dire avec tous les hommes, elle passera enfin dans le cellier de la nature, et éprouvera ce qui est écrit : « Que c’est un grand bien et une grande consolation pour des frères de demeurer ensemble ! c’est comme le parfum sur la tête (Psal. CXXXII, 1). » Car des moeurs ainsi réglées sont comme des ingrédients broyés ensemble, et produisent une huile de joie, qui est le bien de la « nature ; » il s’en fait un doux et excellent parfum. L’homme qui s’en parfume, devient doux, aimable et pacifique, ne trompe personne, n’outrage personne, n’offense personne, ne s’élève au dessus de qui que ce soit, et ne se préfère point aux autres ; il entretient au contraire volontiers avec tout le monde un commerce de grâces et de bienfaits.

7. Je crois que si vous avez bien compris les propriétés de ces deux celliers, vous reconnaîtrez que ce n’est pas sans raison, que j’en ai appelé un, le cellier des aromates, et l’autre le cellier des parfums. Car, de même que le mouvement violent du pilon fait sortir la vertu et l’odeur des poudres odoriférantes, ainsi, dans ce premier cellier, la sévérité du commandement et la rigueur de la discipline, tire avec force la vertu naturelle des bonnes mœurs ;et dans l’autre, la douceur agréable d’une affection volontaire et comme innée, court d’elle-même pour rendre des devoirs de charité pareille au parfum qui est sur la tête, et qui au moindre rayon de chaleur descend et découle par tout le corps. Ainsi, dans le cellier de la discipline, sont enfermées comme des poudres sèches de senteurs ;.et c’est de là que je lui ai donné son nom. Mais dans celui que j’ai dit être de la nature, je l’ai appelé le cellier des parfums, parce qu’après qu’ils sont faits, en les y met comme en garde et en réserve. Et pour le cellier du vin, je crois qu’il n’y a. point d’autre raison de ce nom ; sinon qu’on y serve le vin d’un zèle brûlant de charité. Celui qui n’a point encore mérité d’entrer dans ce cellier, ne saurait être placé au dessus des autres. Car il faut que celui qui a la direction de ses frères soit tout bouillant de ce vin, comme l’était le Docteur des nations, quand il disait : « Qui devient faible sans que je le devienne aussi ? qui est scandalisé sans que j’en ressente une vive douleur (I Cor. XI, 29) 2. » D’ailleurs, c’est un grand désordre d’aspirer à commander à ceux A qui on ne se soucie pas d’être utile ; et c’est une ambition excessive d’exiger la soumission de ceux dont on ne se met pas en peine de procurer le salut. J’ai appelé aussi cellier le cellier de la grâce, non pas qu’on puisse obtenir même les deux autres sans la grâce, mais à cause de la plénitude qu’on en reçoit en celui-ci ; « car la charité est la plénitude de la loi, et celui qui aime son frère a accompli la loi (Rom. XXIII, 10). »

8. Vous avez vu là raison des noms ; voyons maintenant la différence des celliers. Car il est bien plus facile de réprimer par la crainte d’un maître, et de retenir sous la censure d’une discipline sévère, les sens volages et licencieux, et les désirs déréglés de la chair, que de conserver la bonne intelligence avec ses frères, par une affection mutuelle ; de vivre dans une étroite observance sous la conduite d’autrui, que de se rendre complaisant envers ses égaux, en suivant la seule conduite de sa propre volonté. De même personne ne dira qu’il y ait autant de mérite et de vertu à vivre en paix avec son prochain qu’à le conduire dans le bien ; car, combien y en a-t-il qui vivent tranquillement sons la direction d’un maître, et qui perdent ce calme aussitôt qu’ils sortent de ce joug, et ne peuvent ensuite vivre sans scandale avec leurs pareils ? Et combien encore en voyons-nous qui vivent simplement et sans offense parmi leurs frères, et qui ne sauraient être établis sur eus, sans leur devenir non-seulement inutiles, mais encore funestes et nuisibles. Ceux-là doivent se contenir dans les bornes d’une médiocrité qui leur est avantageuse, suivant la mesure de la grâce que Dieu leur a départie, n’ayant point besoin de maîtres, mais étant incapables d’être maîtres eux-mêmes. Ceux-ci sont donc plus parfaits que les premiers ; mais ceux qui savent gouverner sont plus parfaits que les uns ou les autres. Car ceux qui conduisent sagement leurs frères, reçoivent les effets de la promesse du Seigneur, et se voient établis et préposés sur tous ses biens. Mais il y en a sans doute fort peu qui commandent utilement, et encore moins qui commandent humblement. Néanmoins, on accomplit aisément l’un et l’autre, quand on possède une discrétion parfaite, la mère de toutes les vertus ; et qu’on s’enivre du vin de la charité jusqu’à mépriser sa propre gloire, s’oublier soi-même, et ne se rechercher en quoi que ce soit ; mais cela ne se produit que dans le cellier du vin, par la seule et merveilleuse conduite du Saint-Esprit. Car la vertu de discrétion est morte, sans la ferveur de la charité ; et la ferveur de la charité, dans toute son ardeur, sans le tempérament de la discrétion, nous conduit au précipice. C’est pourquoi celui-là mérite des louanges, qui possède ces deux vertus ; en sorte que la ferveur anime sa discrétion, et que la discrétion règle sa ferveur. Tel doit donc être celui qui a autorité sur les autres. Or, on ne peut dire que celui-là est parfait, et pratique parfaitement toutes ces règles, qui a reçu la grâce de pouvoir courir au dedans et autour de ces celliers tout entiers, sans rien trouver qui le fasse trébucher ; qui ne résiste jamais, en quoi que ce soit, â ses supérieurs, ne porte point d’envie à ses pareils, a soin de ceux qui lui sont soumis, et ne leur commande point avec orgueil ; obéit à ceux qui sont au dessus de lui, se rend aimable à ses égaux, et condescend pour leur bien à ceux qui sont sous sa direction. Je ne doute point que l’Épouse ne soit arrivée à ce haut degré de perfection. Et le discours qu’elle tient en est une preuve : « Le Roi m’a fait entrer dans ses celliers ; » car elle ne dit pas dans un de ses celliers ; mais dans ses celliers, au pluriel.

9. Venons maintenant à la Chambre. Quelle est cette chambre ? Je n’ai pas assez de présomption pour penser le savoir, je n’ai garde de m’attribuer l’expérience d’une chose si grande, ni de me glorifier d’une prérogative qui est réservée à la seule Épouse bienheureuse. Je me borne, selon l’adage grec, à me connaître moi-même, et je sais avec le Prophète « ce qui me manque (Psal. XXXVIII, 15). » Néanmoins, si je n’en savais rien du tout, je ne vous en dirais rien. Pour ce que je sais, je ne refuse point par envie de vous le dire, je ne vous le dérobe point, et, pour ce que je ne sais pas, que celui qui enseigne la science à l’homme (Psal. XCIII, 10) vous l’apprenne. J’ai déjà dit, et je crois que vous vous en souvenez, qu’il faut chercher la chambre du roi dans le secret de la contemplation théorique. Mais, comme en parlant des parfums, j’ai dit que l’Époux en avait plusieurs de différentes espèces, et que tous n’étaient pas donnés à tout le monde, mais que chacun y avait part selon la diversité de ses mérites ; je pense de même que le Roi n’a point qu’une chambre, mais qu’il en a plusieurs. Car, bien certainement, il n’a pas non plus qu’une seule reine, il en a plusieurs, il a aussi plusieurs concubines, et un nombre de jeunes filles infini. Chacune d’elles a son secret avec l’Époux, et dit : « Mon secret est pour moi, mon secret est pour moi (Isa. XXIV, 16). » Il n’est pas accordé à toutes de jouir dans un même lieu de la présence agréable et secrète de l’Époux ; mais chacune reçoit cette grâce, selon qu’il plaît au père de l’Époux de l’en gratifier. Car ce n’est pas nous qui l’avons choisi, mais au contraire c’est lui qui nous a choisis, et établis à notre place ; et chacun demeure à l’endroit où il l’a mis. La pénitente a trouvé sa place aux pieds du Seigneur Jésus (Luc. VII, 38) ; une autre femme, si toutefois c’en est une autre (a), a recueilli le fruit de son amour à la tète du même Jésus (Matth. XXVI, 7). Saint Thomas a reçu la grâce de ce secret dans le côté de Jésus, saint Jean sur sa poitrine, saint Pierre dans le sein du Père, et saint Paul dans le troisième ciel.

10. Qui de nous peut distinguer comme il faut cette diversité de mérites, ou plutôt de récompenses ? Néanmoins, de peur de paraître passer sous silence ce que nous en savons : la première femme s’est établie une demeure sous l’abri de l’humilité ; la seconde, dans le siège de l’espérance ; saint Thomas, dans la fermeté de la foi ; saint Jean, dans l’étendue de la charité ; saint Paul, dans les profondeurs de la sagesse ; et saint Pierre, dans la lumière de la vérité. Ainsi donc, il y a plusieurs demeures chez l’Époux ; et, soit la reine, soit une concubine ou quelqu’une des jeunes filles, chacune y. reçoit une place proportionnée à ses mérites, et y demeure jusqu’à ce qu’il lui soit permis de passer outre par la contemplation, d’entrer dans la joie de son Seigneur, et de sonder les secrets ineffables de l’Époux. Je tâcherai de vous faire connaître cela plus clairement en son lieu, selon que lui-même daignera m’en donner la connaissance. Maintenant, il suffit que vous sachiez, que aucune des jeunes filles, des concubines et même des reines, n’est admise à ce secret de la chambre de l’Époux, et qu’il réserve uniquement cette faveur à cette unique colombe, qui seule est belle et parfaite. C’est pourquoi je ne me fâche point de ce qu’on ne m’en permet pas l’entrée, puisque je suis assuré que l’Épouse même n’est pas encore admise à tous les secrets où elle souhaiterait bien entrer. Car elle demande avec instance en quel lieu son Époux fait paître son troupeau, l’endroit où il se repose à midi.

11. Mais écoutez jusqu’où je suis arrivé, ou plutôt jusqu’où je me crois arrivé. Car vous n’imputerez point à vanité ce que je dis afin de vous servir. Il y a un endroit chez l’Époux, où ce souverain Maître de l’univers forme ses secrets et règle ses conseils, et d’où il donne des lois à toutes les choses créées, avec poids, nombre et mesure. Cet endroit-là est haut et secret, mais il n’est point tranquille. Car, bien qu’il dispose toutes choses avec douceur, autant qu’il est en lui, il les dispose pourtant, et ne permet pas que celui qui est arrivé jusque-là par la contemplation demeure en repos ; mais, par une conduite merveilleuse et néanmoins très-douce, il le lasse et l’inquiète, dans son admiration et dans ses recherches. L’Épouse exprime parfaitement bien l’un et l’autre dans la suite, le plaisir et l’inquiétude de cette contemplation, lorsqu’elle confesse qu’elle dort, et que son coeur veille (Cantic. V, 2). Car, par le sommeil, elle marque qu’elle goûte le repos d’un doux assoupissement et d’une admiration tranquille ; et, par la veille, elle fait connaître qu’elle ne laisse pas de souffrir le travail d’une curiosité inquiète et d’un exercice laborieux. C’est ce qui fait dire au saint homme Job : « Lorsque je dors, je dis : quand me lèverai-je et lorsque je suis levé, j’attends le soir avec impatience. » Ne comprenez-vous point par ces paroles qu’une âme sainte veut quitter quelquefois un repos qui l’incommode, si on petit parler ainsi, et rechercher une paix qui lui est agréable ? Car Job n’aurait pas dit : « Quand me lèverai-je ? » si ce repos de sa contemplation lui eût plu tout à. fait ; et, d’un autre côté, s’il lui avait absolument déplu, il n’aurait pas attendu avec impatience l’heure du repos, c’est-à-dire le soir. Ce lieu-là n’est donc pas encore la chambre de l’Époux, puisqu’on n’y est pas entièrement en repos.

12. Il y a encore un autre lieu, d’où la vengeance très-secrète, mais très-sévère de Dieu, ce juge équitable et terrible dans la conduite qu’il tient sur les enfants des hommes, veille immuablement sur la créature raisonnable, mais réprouvée. Le contemplatif y regarde avec tremblement Dieu, qui, par un juste, mais secret jugement, ne détruit point le mal des réprouvés, et ne reçoit point leurs bonnes actions, qui même endurcit leurs cœurs, de peur qu’ils ne se repentent et ne se convertissent, et qu’il ne se trouve ensuite obligé de les guérir. Ce qui ne se fait pas sans une raison certaine et éternelle ; cette conduite est d’autant plus épouvantable, qu’elle est plus fixe et éternelle. Ce que nous lisons dans un prophète sur le sujet de ces personnes est effrayant. Car nous voyons que Dieu, parlant à ses anges, dit : « Ne châtions pas l’impie (Isa. XXVI, 10). » Comme ils en étaient surpris et répondaient ; l’impie n’apprendra donc jamais à faire le bien : Non, leur répondit-il ; et la raison, c’est « qu’il a commis de méchantes actions dans la terre des saints, il ne verra point la gloire du Seigneur (Ibid.). » Que les ecclésiastiques, que les ministres de l’Église soient saisis de crainte quand ils commettent tant d’injustices dans les terres des saints qu’ils possèdent ; et lorsque, non contents de ce qui est suffisant pour leur substance, par une impiété et un sacrilège horrible, ils gardent pour eux le superflu dont ils devraient nourrir les pauvres, et n’appréhendent point d’employer la nourriture des malheureux à entretenir leur vanité et leurs désordres, ils se rendent coupables d’un double crime, car ils dissipent un bien qui n’est pas à eux, et ils abusent des choses sacrées pour satisfaire leur ambition et leurs débauches.

13. Qui donc, en voyant que celui dont les jugements sont des abîmes profonds, épargne ces personnes en ce monde pour ne les pas épargner dans l’éternité, pourrait chercher du repos en ce lieu ? Cette contemplation est remplie de la frayeur du jugement, non de la sécurité de la chambre. Ce lieu est terrible et privé de tout calme. Je suis saisi de crainte, lorsque quelquefois, m’y trouvant porté, je repasse en moi-même avec tremblement ces paroles : « Qui sait s’il est digne d’amour ou de haine (Eccle. IX. 91) ? » Et il ne faut pas s’étonner si moi, qui ne suis qu’une feuille et une paille sèche (Job XIII, 25) que le vent emporte, je chancelle en un lieu où David, ce grand contemplatif, confesse avoir quasi trébuché, et s’écrie : « J’ai envié la condition des méchants en voyant la paix dont ils jouissent (Psal. LXXII, 3). » Pourquoi ? « Ils ne participent point, dit-il, aux maux des autres hommes, et ils ne sont point affligés avec eux. C’est pourquoi l’orgueil s’est emparé de leur coeur, » afin qu’ils ne s’humilient point pour faire pénitence, mais qu’ils soient condamnés pour leur vanité avec le diable orgueilleux et avec ses anges. Car ceux qui n’ont point de part aux maux des hommes, auront certainement part à ceux des démons, et entendront cette sentence terrible de la bouche de leurs juges : « Allez, maudits, dans le feu éternel qui est préparé pour le diable et pour ses anges (Matth. XXV, 41). » Néanmoins, ce lieu est aussi celui de Dieu, et n’est autre que la maison de Dieu et la porte du ciel. C’est là que Dieu est craint ; c’est là que son nom est saint et redoutable. C’est comme l’entrée de la gloire. « Car la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse (Psal. CX, 9). »

14. Et ne vous étonnez pas que j’attribue à ce lieu-ci, non au premier, le commencement de la sagesse. Car, dans le premier, nous entendons la sagesse qui enseigne toutes choses, comme un maître excellent dans son auditoire ; et, dans celui-ci, nous recevons en nous ces enseignements. Là nous sommes instruits, mais ici nous sommes touchés. L’instruction rend les hommes doctes, et le sentiment qu’elle produit les rend sages. Le soleil n’échauffe pas tous ceux qu’il éclaire. Ainsi, la sagesse enseigne à plusieurs ce qu’ils doivent faire, mais elle ne leur donne pas toujours l’ardeur nécessaire pour l’exécuter. Autre chose est de connaître de grandes richesses, autre chose de les posséder ; or, ce n’est pas la connaissance, mais la possession qui rend l’homme riche. De même, il y a de la différence entre connaître Dieu et le craindre ; ce n’est pas la connaissance qui rend sage, c’est la crainte, mais une crainte qui fait impression sur l’âme. Appelez-vous sage celui qui est enflé par sa science ? Il faut être archifou pour appeler sages ceux qui, ayant connu Dieu, ne l’ont pas glorifié comme Dieu, et ne lui ont pas rendu des actions de grâces. Pour moi, je suis plutôt du sentiment de saint Paul qui dit que leur coeur était insensé (Rom. I, 81). Et c’est avec raison qu’il est écrit que la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse. Car Dieu commence seulement à être agréable à l’âme, lorsqu’il la frappe de crainte, non lorsqu’il lui communique la science. Si vous craignez la justice de Dieu, si vous craignez sa puissance, Dieu, entant que juste et puissant, semble doux au goût de votre âme. Car la crainte est une espèce de faveur et d’assaisonnement. Elle rend sage, comme la science rend savant, et comme les richesses rendent riches. A quoi donc est bon le premier endroit ? Il nous prépare seulement à recevoir la sagesse. C’est là que vous êtes préparé pour être initié ici. La préparation, c’est la connaissance des choses. Mais elle est aisément suivie de l’enflure de la vanité, si la crainte ne la retient ? si bien qu’il est vrai de dire que le commencement de la sagesse, c’est la crainte du Seigneur, attendu que c’est la première qui s’oppose à la peste de l’âme que l’Apôtre appelle une folie. Le premier lieu donne seulement accès à la sagesse, mais celui-ci y donne entrée. Néanmoins, le contemplatif ne trouve un parfait repos dans l’un ni dans l’autre, parce que, dans le premier, Dieu parait comme en peine, et dans celui-ci comme troublé. Ne cherchez donc point la chambre de l’Époux en des lieux, dont l’un ressemble à l’auditoire d’un maître, et l’autre, au tribunal d’un juge.

15. Mais il y a un lieu où l’on voit Dieu vraiment en repos, et tranquille, c’est le lieu, non d’un juge ou d’un maître, mais d’un Époux. Je ne sais ce qu’il est à l’égard des autres ; pour moi, ce m’est une chambre quand parfois il m’arrive d’y entrer ; mais, hélas ! que cela m’arrive rarement, et que j’y demeure peu de temps ! C’est là qu’on reconnaît clairement la miséricorde que le Seigneur a exercée et exercera éternellement envers ceux qui le craignent. Aussi, heureux celui qui peut dire : « Je suis lié d’affection et de société avec tous ceux qui vous craignent et qui gardent vos commandements (Psal. CXVIII, 63). » Le décret de Dieu est immuable ; il a prononcé un jugement de paix qu’il ne révoquera point, sur ceux qui le craignent, il dissimule le mal qu’ils font, et récompense leurs actions vertueuses, et, par un effet merveilleux de sa miséricorde, non-seulement le bien, mais le mal tourne et conspire à leur bien (Psal. XXXI, 2). O vraiment heureux, celui à qui le Seigneur n’impute point ses péchés (Rom. VIII, 23) ! car, pour ce qui est d’être exempt de péché, nul ne saurait le prétendre. Tous ont péché, et tous ont besoin de la grâce de Dieu (Rom. VIII, 33). Et qui accusera ses élus ? Il me suffit, pour être juste, d’avoir pour favorable celui seul que j’ai offensé. Tout ce qu’il a résolu de ne me point imputer, c’est comme si je ne l’avais jamais commis. Ne point pécher, cela n’appartient qu’à la justice de Dieu ; mais la justice de l’homme, c’est l’indulgence de Dieu. J’ai vu ces choses, et j’ai compris la vérité de cette parole : « Quiconque est né de Dieu ne pèche point ; parce que la génération céleste le conserve pur (I Joan. III, 9). » La génération céleste, c’est la prédestination éternelle, par laquelle Dieu a gratifié de ses grâces ses élus en son Fils bien-aimé avant la création du monde, les regardant en lui d’un oeil favorable, pour les rendre dignes de voir l’éclat de sa gloire et de sa puissance, et les faire participants de l’héritage de celui à l’image duquel il devait les rendre conformes. Je les regarde donc comme n’ayant jamais péché. Car, bien qu’ils aient effectivement péché dans le temps, il n’y parait point dans l’éternité, parce que la charité (a) infinie de leur père couvre la multitude de leurs péchés ; j’appelle donc heureux ceux dont les péchés ont été pardonnés et couverts (Psal. XXXI, 1). Alors j’ai ressenti tout d’un coup en moi une si’ grande confiance, et me suis trouvé rempli d’une telle joie, qu’elle surpassait certainement la crainte dont j’avais été saisi dans le lieu d’horreur, c’est-à-dire dans le lieu de la seconde vision, en sorte qu’il me semblait que j’étais du nombre de ces bienheureux. O si cela avait duré un peu plus longtemps ! « Seigneur, visitez-moi encore, je vous en conjure, je vous en conjure, visitez-moi encore par votre grâce salutaire, afin que je possède la gloire de vos élus, et que je prenne part à la joie de cette troupe bienheureuse (Psal. CV, 4). »

16. O lieu d’un repos véritable, et que je puis avec raison appeler du nom de chambre, lieu où on ne voit pas Dieu comme ému de colère, ou occupé de soins, mais où on éprouve les effets de sa bonté et de sa bienveillance parfaites ! Cette contemplation, loin d’exciter l’effroi, est pleine de charmes. Elle n’allume pas une curiosité inquiète, elle l’apaise ; elle ne fatigue pas l’esprit, elle le rend calme et tranquille. C’est là qu’on se repose véritablement. Dieu y est dans une paix qu’il communique à toutes choses, l’âme se repose en la voyant jouir d’une quiétude ineffable. On y voit ce grand roi semblable à un juge qui, après avoir terminé de longs procès, congédie la foule qui l’assiège, prend quelque relâche d’un travail si pénible, retourne la nuit à son palais, entre dans sa chambre avec un petit nombre de personnes qu’il daigne honorer de son intérieur et de sa familiarité, se repose avec d’autant plus de confiance, que le lieu de son repos est plus retiré, et fait paraître un visage d’autant plus gai et plus serein, qu’il n’a sous les yeux que des personnes qu’il aime. S’il arrive parfois à quelqu’un de vous d’être ravi et caché pour quelques heures dans ce sanctuaire secret et mystérieux de Dieu, et s’il n’en est rappelé ni par les besoins du corps, ni par aucun souci, ni par les remords d’aucun péché, ni par les fantômes des images corporelles, qui fondent dans l’âme, et qu’il est plus difficile de repousser, il pourra se glorifier et dire à son tour parmi nous : « Le roi m’a fait entrer dans sa chambre. » Et néanmoins je ne voudrais pas assurer que ce soit celle où l’Épouse se glorifie d’avoir été conduite. Toutefois, c’est une chambre, et la chambre du roi ; parce que des trois lieux que nous avons assignés à la triple contemplation, il n’y a que celui-là de paisible et de tranquille. Car, comme nous l’avons montré clairement dans le premier, on. ne jouit que d’un repos fort léger, et dans le second, il n’y en a point du tout ; parce que, dans l’un, Dieu paraissant admirable, excite la curiosité à le rechercher avec ardeur ; et, dans l’autre, se montrant terrible, il ébranle notre faiblesse. Mais, dans ce troisième lieu, il n’est point terrible, et il daigne paraître moins admirable qu’aimable, serein, paisible, doux, favorable et plein de miséricorde à tous ceux qui le regardent.

17. Mais afin de vous remettre en abrégé ce que nous avons dit du cellier, du jardin et de la chambre de l’Époux, souvenez-vous de trois temps, de trois mérites, et de trois récompenses. Dans le jardin, considérez les temps ; les mérites, dans le cellier ; et les récompenses, dans cette triple contemplation de l’âme qui cherche la chambre. Quant au cellier, nous en avons parlé suffisamment. Pour ce qui est du jardin et de la chambre, s’il se présente encore quelque chose à dire, nous le ferons dans l’occasion. Sinon contentez-vous de ce que nous en avons dit, et ne le répétons plus, de peur, ce qu’à Dieu ne plaise, que vous ne vous fatiguiez de choses qui sont dites à la louange et à la gloire de l’Époux de l’Église, notre Seigneur Jésus-Christ, qui étant Dieu, est élevé au dessus de tout et béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



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