Origène

Homélie XXXI - La troisième tentation

Homélies sur saint Luc
vendredi 21 septembre 2007.
 

Scrutez l’Écriture de façon à découvrir, même dans les passages en apparence les plus simples, des mystères qui ne manquent pas de grandeur. Examinons le début du texte de l’Évangile que nous avons entendu aujourd’hui et mettons en lumière son contenu caché. « Le diable, dit-on, conduisit Jésus à Jérusalem. » Voilà qui est incroyable : le diable conduit le Fils de Dieu et celui-ci marche à sa suite. Jésus suivait, sans aucun doute, semblable à l’athlète qui se rend de lui-même à l’épreuve. Il ne craignait pas le tentateur, ni les pièges d’un ennemi très rusé et il devait s’exprimer à peu près en ces termes : « Conduis-moi où tu veux, tente-moi selon ton bon plaisir. Je m’offre spontanément à la tentation. Je supporte tes suggestions. Je me livre à toutes sortes de tentations possibles : en toutes, tu me trouveras le plus fort. »

« Il le conduisit donc à Jérusalem, le plaça sur le pinacle du temple et lui dit : Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas. » Il le conduisit sur le faîte, au sommet du temple et il l’exhorte à se précipiter de là-haut. Mais cette proposition était hypocrite et, sous prétexte de révéler la gloire du Christ, elle visait un autre but ; aussi le Sauveur répondait : « Il est écrit : Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu. » Considérez aussi la façon dont le diable tente le Christ. Il n’ose le faire qu’en invoquant le témoignage des livres saints et des psaumes : « Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas ; car il est écrit : Il a donné pour vous des ordres à ses anges, ils vous porteront sur leurs mains, de peur que votre pied ne heurte contre une pierre. » Comment sais-tu, ô diable, que ces mots sont dans l’Écriture ? As-tu lu les Prophètes ou connais-tu la Parole de Dieu ? Tu peux bien te taire, je répondrai pour toi. Tu as lu les livres saints, non pour devenir toi-même meilleur, mais pour tuer au moyen de la simple lettre les amis de la lettre. Tu sais que si tu veux parler au Christ d’autres ouvrages, tu ne le tromperas pas et que tes assertions ne pourront avoir aucune autorité.

Ainsi Marcion lit-il les Écritures, comme le diable, de même Basilide, Valentin, lorsque avec le diable ils disent au Sauveur : « Il est écrit : Il a donné pour vous des ordres à ses anges, ils vous porteront sur leurs mains, de peur que votre pied ne heurte contre une pierre. » S’il vous arrive parfois d’entendre invoquer le témoignage de l’Écriture, veillez à ne pas y souscrire immédiatement. Considérez plutôt la vie de votre interlocuteur, ses pensées et son intention ; il simule, peut-être, une sainteté qu’il n’a pas, sous la toison d’une brebis peut se cacher un loup infecté du poison de l’hérésie et ce peut être le diable qui parle en lui, dans son commentaire de l’Écriture. Voilà comment, selon l’occasion du moment, le diable parle en s’appuyant sur l’Écriture. Paul au contraire, dans l’intérêt de ses auditeurs, en appelle au témoignage non seulement de l’Écriture mais encore des livres profanes quand il dit : « Crétois, toujours menteurs, méchantes bêtes, ventres paresseux. » Et il cite un autre auteur : « Nous sommes aussi de sa race o. » Et même un comique : « Les bavardages méchants corrompent les bonnes moeurs. » Mais ni le diable, citant l’Écriture, ne pourra en cette occasion me tromper, ni Paul, tirant quelque exemple des lettres profanes, ne m’éloignera de son enseignement. C’est en effet pour les sanctifier que Paul a pris à son compte les paroles même de ceux qui ne sont pas des nôtres.

Voyons donc le passage de l’Écriture que le diable propose au Seigneur : « Il est écrit : Il a donné pour vous des ordres à ses anges ; ils vous porteront sur leurs mains de peur que votre pied ne heurte contre une pierre. » Voyez comme il est sournois dans le choix même des témoignages. Il veut diminuer la gloire du Sauveur, comme si Jésus avait besoin du secours des anges, comme s’il allait faire un faux pas sans le soutien de leurs mains. Le diable allègue un témoignage et applique au Christ un verset de l’Écriture qui ne concerne pas le Christ mais les saints en général. En toute liberté et avec une entière assurance, j’affirme, contrairement au diable, que ces paroles ne peuvent pas s’entendre de la personne du Christ. Car il n’a pas besoin du secours des anges, lui qui est plus grand qu’eux et possède en héritage un nom bien supérieur au leur. A aucun ange Dieu n’a jamais dit : « Tu es mon Fils, je t’ai engendré aujourd’hui. » A aucun d’entre eux il ne s’est adressé comme à un fils, quand il a dit : « Il a fait de ses anges des souffles et de ses serviteurs, un feu brûlant o », mais [il adresse ces mots : « Tu es mon Fils, aujourd’hui je t’ai engendré »], à son propre Fils, dont il parle dans les prophètes en des passages innombrables. Le Fils de Dieu, dis-je, n’a pas besoin du secours des anges. Sache donc plutôt, ô diable, que les anges feront des faux pas, si Jésus ne leur vient pas en aide. Et si, parmi eux, on a vu trébucher tel ou tel dont on vient de lire : « Nous jugerons les anges », il a trébuché parce qu’il n’a pas tendu la main à Jésus, afin que, saisi par lui, il ne bronchât pas. Si on se fie à ses propres vertus, sans invoquer l’assistance de Jésus, on trébuche et on tombe. Et toi, diable, si tu es tombé « comme la foudre du ciel », c’est que tu n’as pas voulu croire en Jésus-Christ, Fils de Dieu.

Mais pour que tu reconnaisses ton erreur d’interprétation, fais attention que la suite aussi doit également s’entendre non pas du Christ mais des saints. Ce n’est pas Jésus-Christ mais les saints que Dieu délivre « de la ruine et du démon de midi. » Lis le psaume 90 dont voici le début : « Celui qui se tient sous l’aide du Très-Haut, demeurera sous la protection du Tout-Puissant. » Tu constateras que le passage suivant concerne plutôt le juste que le Fils de Dieu : « Mille tomberont à ton côté et dix mille à ta droite, mais, toi, tu restes hors d’atteinte. Il suffit que tes yeux regardent et tu verras le salaire des pécheurs », et le reste. Ce verset également concerne la personne du juste. Mais en alléguant avec une intention perverse les témoignages pour affirmer du Sauveur ce qui est dit des justes, le diable passe sous silence et omet les versets écrits contre lui. De fait, après avoir dit : « Il a donné pour vous des ordres à ses anges ; ils vous porteront sur leurs mains, de peur que votre pied ne heurte contre une pierre », il passe la suite sous silence : « Sur l’aspic et le basilic tu marcheras, tu fouleras le lion et le dragon. » Pourquoi, ô diable, gardes-tu le silence sinon parce que tu es « le basilic », le roitelet de tous les serpents, armé de venin plus nocif que tous les autres, puisque tu causes instantanément la mort de celui que tu regardes. Tu sais bien qu’il existe à tes côtés une autre force ennemie qui se nomme « l’aspic » et qui est soumise au juste. Et c’est pourquoi tu ne dis rien de tout cela.

Tu es « le dragon », tu es « le lion », dont il est écrit : « Sur l’aspic et le basilic, tu marcheras, tu fouleras aux pieds le lion et le dragon. » Mais, malgré ton silence, nous qui lisons l’Écriture avec plus de droiture, nous savons que nous possédons le pouvoir de te fouler aux pieds et que cet empire nous a été donné non seulement dans l’Ancien Testament, ainsi que le chante à l’instant notre psaume, mais aussi dans le Nouveau. Le Sauveur ne dit-il pas : « Voici que je vous ai donné le pouvoir de fouler aux pieds serpents, scorpions et toutes puissances de l’ennemi, et rien ne pourra vous nuire. » Appuyés sur un si grand pouvoir, prenons les armes et faisons tout pour piétiner par notre conduite le lion et le dragon. De plus, pour savoir comment le lion et le dragon seront écrasés, lisez l’épître de Paul, dans laquelle il affirme que « le Fils de Dieu est piétiné par le pécheur. » Si donc le pécheur foule aux pieds le Fils de Dieu, à l’inverse, le juste « piétine le lion et le dragon » et « toute la puissance de l’ennemi » au nom de Jésus-Christ, « à qui appartiennent la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Amen ».



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