Œuvres de Maître Eckhart

Eckhart : Le néant

Sermons de Maître Eckhart
jeudi 3 septembre 2015.
 
Lors donc que ce temple se trouve vide de tous obstacles que sont attachement au moi propre et ignorance, alors il reluit de façon si belle et brille de façon si limpide et claire, par-delà tout ce que Dieu a créé et à travers tout ce que Dieu a créé, que personne ne peut l’égaler en éclat, si ce n’est le Dieu incréé seul. Et en juste vérité, à ce temple personne non plus n’est égal, si ce n’est le Dieu incréé seul. Tout ce qui est au-dessous des anges, cela ne s’égale en rien de rien à ce temple. Les anges les plus élevés eux-mêmes égalent quelque peu ce temple de l’âme noble, mais pas pleinement. Qu’ils soient égaux à l’âme en quelque mesure, c’est en connaissance et en amour. Cependant un but leur est fixé ; ils ne peuvent l’outrepasser. L’âme le peut certes assurément. Une âme se trouverait-elle égale à l’ange le plus élevé, ( l’âme ) de l’homme qui vivrait encore dans le temps, l’homme pourrait néanmoins, dans sa libre capacité, parvenir incomparablement plus haut au-dessus de l’ange, à nouveau, à tout maintenant, sans nombre, c’est-à-dire sans mode et au-dessus du mode des anges et de tout intellect créé. Et Dieu est seul libre et incréé, et c’est pourquoi lui seul lui est égal ( = est égal à l’âme ) quant à la liberté, et non quant au caractère-incréé, car elle est créée. Lorsque l’âme parvient à la lumière sans mélange, elle se précipite dans son néant de néant, si loin de quelque chose créé, dans ce néant de néant, qu’elle n’est aucunement en mesure de revenir, de par sa force, dans son quelque chose créé. Et Dieu, par son caractère-incréé, soutient son néant de néant et maintient l’âme dans son quelque chose de quelque chose. L’âme a couru le risque d’en venir au néant et ne peut non plus par elle-même atteindre à elle-même, si loin de soi elle est allée, et ( cela ) avant que Dieu ne l’ait soutenue. Il faut de nécessité qu’il en soit ainsi. Car, ainsi que j’ai dit plus haut : Jésus était entré dans le temple et avait jeté dehors ceux qui là achetaient et vendaient, et se mit à dire aux autres : « Enlevez-moi ça ! », et ils l’enlevèrent. Voyez, il n’y avait là plus personne que Jésus seul, et ( il ) se mit à parler dans le temple. Voyez, tenez-le pour vrai : quelqu’un d’autre que Jésus seul veut-il discourir dans le temple, c’est-à-dire dans l’âme, alors Jésus se tait, comme s’il n’était pas chez lui, et il n’est certes pas chez lui dans l’âme quand elle a des hôtes étrangers avec lesquels elle s’entretient. Mais Jésus doit-il discourir dans l’âme, alors il faut qu’elle soit seule et il faut qu’elle-même se taise, si elle doit entendre Jésus discourir. Ah, il entre alors et commence à parler. Que dit le Seigneur Jésus ? Il dit ce qu’il est. Qu’est-il donc ? Il est une Parole du Père. Dans cette même Parole le Père se dit soi-même et toute la nature divine et toute ce que Dieu est, tel aussi qu’il la connaît ( = la Parole ), et il la connaît telle qu’elle est. Et parce qu’il est parfait dans sa connaissance et dans sa puissance, de là il est également parfait dans son dire. En disant la Parole, il se dit et ( dit ) toutes choses dans une autre Personne, et lui donne la même nature qu’il a lui-même, et dit dans la même Parole tous les esprits doués d’intellect, égaux à cette même Parole selon l’image, en tant qu’elle demeure à l’intérieur, ( mais ) selon qu’elle luit au dehors, en tant que tout un chacun est près de lui-même, non égaux en toute manière à cette même Parole, plutôt : ils ont reçu la capacité de recevoir égalité par grâce de cette même Parole ; et cette même Parole, telle qu’elle est en elle-même, le Père l’a dite toute, la Parole et toute ce qui est dans cette Parole. Sermon 1
Sache que si tu cherches quelque chose de ce qui est tien, tu ne trouveras jamais Dieu, car tu ne cherches pas Dieu de façon limpide. Tu cherches quelque chose en même temps que Dieu, et fait justement comme si tu faisais de Dieu une chandelle avec laquelle on cherche quelque chose ; et lorsque l’on trouve les choses que l’on cherche, alors on jette de côté les chandelles. Ainsi fais-tu : quoi que tu cherches en même temps que Dieu, c’est néant, quoi que ce soit par ailleurs, que ce soit profit ou récompense ou intériorité ou quoi que ce soit ; tu cherches néant, c’est pourquoi aussi tu trouves néant. Que tu trouves néant cela n’a pas d’autre cause que le fait que tu recherches néant. Toutes créatures sont un limpide néant. Je ne dis pas qu’elles sont petites ou sont quelque chose : elles sont un limpide néant. Ce qui n’a pas d’être, cela est néant. Toutes les créatures n’ont pas d’être, car leur être tient à la présence de Dieu. Dieu se détournerait-il un instant de toutes les créatures, elles deviendraient néant. J’ai dit parfois, et c’est bien vrai : Qui prendrait le monde entier en même temps que Dieu n’aurait pas davantage que s’il n’avait que Dieu. Toutes les créatures n’ont pas davantage sans Dieu que n’aurait une mouche sans Dieu, de façon exactement égale, ni moins ni plus. Sermon 4
« Il l’envoya dans le monde ». Mundus, en une certaine acception, veut dire « pur ». Notez-le ! Dieu n’a d’autre lieu propre qu’un cœur pur et une âme pure ; là Dieu engendre son Fils comme il l’engendre dans l’éternité, ni plus ni moins. Qu’est-ce qu’un cœur pur ? Est pur ce qui est séparé et détaché de toutes créatures, car toutes les créatures souillent, parce qu’elles sont néant ; car le néant est un défaut et souille l’âme. Toutes les créatures sont un pur néant ; ni anges ni créatures ne sont quelque chose. Elles ont tout en tout et souillent, car elles sont faites de néant. Si je mettais un charbon incandescent dans ma main, cela me ferait mal. Voilà qui est seulement à cause du néant, et serions-nous dépris du néant, nous ne serions pas impurs. Sermon 5 a
Par ailleurs, tu dois être pur de cœur, car seul est pur le cœur qui a anéanti tout ce qui est créé. En troisième lieu, tu dois être nu de néant. Il est une question, qu’est-ce qui brûle en enfer ? Les maîtres disent communément : C’est la volonté propre qui le fait. Mais je dis pour de vrai que c’est le néant qui brûle en enfer. Prend maintenant une comparaison ! Que l’on prenne un charbon ardent et qu’on le pose sur ma main. Si je disais que c’est le charbon qui brûle ma main, je lui ferais grand tort. Mais dois-je dire à proprement parler ce qui me brûle : c’est le néant qui le fait, car le charbon a en lui quelque chose que ma main n’a pas. Voyez, c’est ce néant même qui me brûle. Mais ma main aurait-elle en elle tout ce que le charbon est et peut faire, elle aurait la nature du feu entièrement. Qui prendrait alors tout le feu qui jamais ait brûlé et le secouerait sur ma main, cela ne pourrait me faire souffrir. De la même manière je dis donc : Lorsque Dieu et tous ceux qui se tiennent devant sa face ont intérieurement quelque chose selon la juste béatitude que n’ont pas ceux qui sont séparés de Dieu, ce néant à lui seul fait plus souffrir les âmes qui sont en enfer que volonté propre ou quelque feu. Je dis pour de vrai : Autant le néant t’affecte, autant es-tu imparfait. C’est pourquoi si vous voulez être parfaits, vous devez être nus de néant. Sermon 5 b
Là où finit la créature, là Dieu commence à être. Or Dieu ne désire rien de plus de toi que le fait que tu sortes de toi-même selon ton mode de créature, et que tu laisses Dieu être Dieu en toi. La plus minime image de créature qui jamais se forme en toi est aussi grande que Dieu est grand. Pourquoi ? Parce qu’elle entrave en toi le tout de Dieu. C’est justement là où pénètre l’image qu’il faut que Dieu recule et toute sa déité. Mais là où l’image sort, là Dieu entre. Dieu désire tellement que tu sortes de toi-même dans ton mode de créature, comme si toute sa béatitude tenait à cela. Ah, mon cher, en quoi te porte tort que tu permettes à Dieu que Dieu soit Dieu en toi ? Si tu sors pleinement de toi-même pour Dieu, alors Dieu sort pleinement de soi-même pour toi. Lorsque sortent ces deux, ce qui demeure est un Un simple. C’est dans cet Un que le Père engendre son Fils dans la source la plus intérieure. Là fleurit l’Esprit Saint, et là bondit en Dieu une volonté qui appartient à l’âme. Tout le temps que la volonté se tient intacte de toutes créatures et de tout le créé, cette volonté est libre. Christ dit : « Personne ne vient au ciel que celui qui du ciel est venu ». Toutes choses sont créées de néant ; c’est pourquoi leur juste origine est le néant, et pour autant que cette noble volonté s’incline vers les créatures, elle s’écoule avec les créatures vers leur néant. Sermon 5 b
« Qu’adviendra-t-il d’étonnant de cet enfant ? » J’ai dit récemment devant certaines personnes, qui peut-être sont aussi présentes ici, un petit mot, et j’ai donc affirmé : Rien n’est si caché qui ne doive se trouver découvert. Tout ce qui est néant doit être déposé et tellement caché qu’il ne doit même jamais se trouver pensé. Du néant nous ne devons rien savoir, et avec le néant nous ne devons rien avoir en commun. Toutes les créatures sont un pur néant. Ce qui n’est ni ici ni là, et là où est un oubli de toutes créatures, là est plénitude de tout être. J’ai dit alors : Rien en nous ne doit être caché que nous ne devions le découvrir pleinement à Dieu et le lui donner pleinement. Où que nous puissions nous trouver, que ce soit dans fortune ou dans infortune, dans amour ou dans souffrance, à quoi que nous nous trouvions inclinés, de cela nous devons sortir. En vérité, si nous lui découvrons tout, alors il nous découvre en retour tout ce qu’il a, et ne nous cache en vérité absolument rien de ce qu’il peut offrir, sagesse ni vérité ni intimité ni déité ni rien de rien. Cela est en vérité aussi vrai que Dieu vit, à condition que nous ne lui découvrons pas ( ce qui est à nous ), rien d’étonnant à ce qu’alors il ne nous découvre ( ce qui est à lui ) ; car il faut que cela soit exactement égal, nous envers lui comme lui envers nous. Sermon 11


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