Origène

Homélie XXXV - Régler nos comptes

Homélies sur saint Luc
vendredi 21 septembre 2007.
 

S’il n’y avait pas en notre nature un sens inné pour apprécier la justice, jamais le Sauveur n’aurait dit : « Pourquoi ne jugez-vous pas par vous-mêmes ce qui est juste ? » Mais pour ne pas nous étendre trop longuement à examiner cette pensée, d’autant que des questions bien plus difficiles se rattachent à ce chapitre, il nous suffira de découvrir le sens de ce passage. Déployons donc les voiles de nos âmes vers Dieu et prions pour demander la venue de sa Parole afin d’interpréter cette parabole de l’Écriture : « Lorsque tu vas avec ton adversaire devant le prince, en chemin tâche d’en finir avec lui, de peur qu’il ne te traîne devant le juge et que le juge ne te livre à l’exécuteur et que tu ne sois jeté en prison. En vérité je te le dis, tu ne sortiras pas de là avant d’avoir payé le dernier centime. » Je vois quatre personnages : l’adversaire, le prince, le juge et l’exécuteur. Il semble que l’évangéliste Matthieu a exprimé une pensée semblable quand il dit : « Mets-toi d’accord avec ton adversaire tandis que tu chemines avec lui. » Aussi je me demande si ces mots ont le même sens que le texte de Luc ou s’ils n’ont avec lui qu’un rapport plus ou moins lointain : dans Matthieu, en effet, une personne est omise, une autre est changée. « Le prince » est laissé de côté et « l’exécuteur » est remplacé par « le serviteur » tandis que « l’adversaire » et « le juge » sont mentionnés dans les deux textes.

« En compagnie de notre adversaire » nous allons donc trouver « le prince » et pendant que nous sommes « en chemin », il nous faut lutter avec courage pour nous libérer de lui. Mais nous libérer de qui ? De fait le mot est ambigu et peut se rapporter aussi bien au prince qu’à l’adversaire : « De peur qu’il ne te livre », soit l’adversaire soit le prince, « au juge et que le juge ne te livre à l’exécuteur et tu ne sortiras pas de là avant d’avoir payé le dernier centime ». Au lieu de ces derniers mots, Matthieu dit : « Jusqu’à ce que tu rendes le dernier quart d’as. » Les deux évangélistes ont conservé le mot « dernier », mais ils semblent en désaccord puisque l’un a employé le terme « quart d’as », l’autre le mot « lepton » (centime).

Je dois toucher à quelques vérités plus mystérieuses pour comprendre que l’adversaire et les trois autres personnages, le prince, le juge et l’exécuteur représentent chacun une personne différente. Nous lisons - si l’on veut du moins recevoir ce genre d’écriture - que les anges de la justice et les anges de l’iniquité se disputent le salut et la perte d’Abraham, tandis que les deux troupes revendiquent la présence du patriarche dans leur propre parti. Si cela ne plaît pas à tel ou tel, qu’il se reporte au volume intitulé : « Le Pasteur » et il y trouvera deux anges auprès de tout homme : un mauvais, qui l’incite au mal, et un bon, qui l’oriente vers le bien. Il est écrit ailleurs que deux anges assistent les hommes pour accomplir soit le bien soit le mal. Le Sauveur fait aussi mention des bons anges lorsqu’il dit : « Leurs anges voient sans cesse la face de mon Père qui est dans le ciel. » En même temps demandez-vous si les anges des petits qui appartiennent à l’Église « voient toujours la face du Père » tandis que les anges des autres n’ont pas la liberté de regarder le visage du Père. De fait il ne faut pas nourrir l’espoir que les anges de tous voient sans cesse la ce face du Père qui est dans les cieux. » Si j’appartiens à l’Église, tout petit que je sois, mon ange est libre et assuré de voir sans cesse la face du Père qui est dans les cieux. Mais si je suis dehors et n’appartiens pas à cette Église « qui n’a ni tache ni ride ni aucun défaut de cette sorte » et s’il est prouvé effectivement que je suis étranger à cette assemblée, mon ange n’a pas l’assurance de voir « la face du Père qui est dans les cieux. » Pour cette raison les anges ne manquent pas de sollicitude pour les bons : ils savent que s’ils nous dirigent bien et nous conduisent au salut ils auront eux aussi l’assurance de voir la « face du Père ». Si leurs soins et leur savoir-faire permettent aux hommes d’acquérir le salut, les anges voient sans cesse la « face du Père » ; inversement, si leur négligence conduit l’homme à la chute, ils n’ignorent pas que l’affaire ne va pas sans danger pour eux. De la même façon, un bon évêque, excellent administrateur de l’Eglise, sait qu’il revient à son mérite et à sa valeur que les brebis du troupeau à lui confiées soient bien gardées. Ainsi, comprenez-le, en est-il des anges ; c’est une honte pour un ange si l’homme qui lui est confié a péché : tout comme au contraire c’est une gloire pour lui si l’homme qui lui est confié, fut-il le plus petit dans l’Église, fait des progrès. Ils verront, en effet, non pas une fois ou l’autre mais « sans cesse la face du Père qui est dans les cieux », tandis que les autres ne la verront pas toujours. Selon le mérite de ceux qu’ils dirigent, les anges contempleront toujours ou jamais, ou bien avec plus ou moins d’intensité la face de Dieu.

Dieu a une connaissance claire de ce mystère ; quant à l’homme, il peut l’avoir, s’il se trouve en avoir été instruit par le Christ, ce qui est assez rare.

Voyons d’abord qui est « l’adversaire » avec lequel nous faisons route. L’adversaire est toujours avec nous, malheureux et misérables que nous sommes. Chaque fois que nous péchons, notre adversaire tressaille de joie : il sait qu’il peut exulter et se glorifier auprès du prince de ce monde qui l’avait envoyé ; en effet, adversaire de tel ou tel, par exemple, il a rendu cet homme sujet du prince de ce monde à cause de tant de péchés, à cause de tels péchés, pour cette faute ou pour cette autre. Mais il arrive parfois ceci : si l’on est équipé avec l’armure de Dieu et protégé de toutes parts, l’adversaire essaiera, bien sûr, d’infliger une blessure mais il n’a pas la possibilité de frapper. L’adversaire marche toujours avec nous, il ne nous abandonne jamais, il cherche une occasion de nous tendre des pièges et la façon de pouvoir nous renverser en nous glissant une pensée mauvaise au fond du coeur.

« Lorsque tu te rends chez un prince... » Chez quel prince ? « Quand le Très-Haut divisait les peuples, quand il répartissait les fils d’Adam, il fixa les limites des peuples selon le nombre des anges de Dieu. La part de Dieu, ce fut son peuple, Jacob et le lot de son héritage, Israël. » Donc dès les origines la terre a été divisée entre les princes, c’est-à-dire les anges. Et de fait le témoignage de Daniel est assez clair : il appelle « princes » ceux que Moïse avait nommés « anges », « le prince du royaume des Perses, dit-il, le prince du royaume des Grecs et Michel votre prince » ; ce sont donc les princes des nations. Et chacun de nous a un adversaire qui fait corps avec lui et dont la tâche est de le conduire à un prince pour lui dire : « Prince du royaume des Perses, par exemple, celui-ci qui était ton sujet, je te l’ai gardé tel qu’il était ; aucun des autres princes n’a pu l’attirer à lui, pas même celui qui se vantait d’être venu arracher les hommes à la domination des Perses, des Grecs et de toutes les nations pour en faire les sujets de l’héritage de Dieu. » Le Christ notre Seigneur a vaincu tous les princes et, franchissant leurs frontières, il attira vers lui les peuples captifs, pour les sauver. Et toi, tu appartenais au parti d’un prince, Jésus est venu, il t’a arraché à la puissance du mal et t’a offert à Dieu le Père. Ainsi notre adversaire chemine et nous conduit à son prince. Quant à moi, croyant que tous les mots de l’Écriture ont une raison d’être, je ne pense pas que chez des Grecs on ait écrit sans motif « le » juge avec un article, ce qui indique une personne unique, tandis que le mot « prince » est écrit sans article, tout simplement.

« Lorsque, dit l’Écriture, tu te rends avec ton adversaire », elle fait ressortir « ton ». Tous en effet ne sont pas les adversaires de tous, mais chacun a son adversaire particulier qui le suit partout comme un compagnon. « Lorsque tu te rends avec ton adversaire chez un prince », le mot « prince » n’est pas précédé de l’article afin de ne pas paraître indiquer un personnage déterminé mais l’absence d’article montre qu’il s’agit d’un prince pris entre plusieurs autres, ce qui se comprend mieux pour les Grecs. En effet chacun de nous n’a pas son prince à lui. Mais un Egyptien dépend du prince d’Egypte, un Syrien est sujet du prince de Syrie, chacun est soumis au prince de son propre pays. Il me suffit d’en rester là et point n’est besoin de passer de cette discussion à un autre développement plus long, pour énumérer également toutes les nations les unes après les autres. Aussi est-il dit : « Voyez Israël selon la chair. » Pour le sage, avoir commenée, c’est avoir dit ; peut-être est-il même téméraire d’avoir commencé à traiter pareil sujet en public.

Celui qui veut te conduire à son prince en te faisant changer de maître, « lorsque tu te rends avec ton adversaire chez un prince, en chemin, tâche d’en finir avec lui ». Si, en effet, tu ne fais pas tous tes efforts « pour en finir », lorsque tu es encore sur la route, avant d’entrer chez le prince, avant de te voir livrer par lui au juge, quand l’adversaire t’a bien préparé à cela, tu ne pourras plus rien faire dans la suite. « Tâche donc d’en finir » avec l’adversaire ou avec le prince chez qui t’entraîne l’adversaire. Efforce-toi de posséder la sagesse, la justice, la force, la tempérance et alors sera accomplie la parole : « Voici l’homme, ses travaux sont devant son visage. » Si tu ne fais pas effort, tu ne pourras pas briser le pacte de ton adversaire dont « l’amitié est inimitié contre Dieu. » « Lorsque tu te rends avec ton adversaire chez un prince, en chemin fais effort. » Dans le passage « en chemin, fais effort » se cache je ne sais quelle vérité, il y a un mystère. Le Sauveur dit : « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie. » Si tu fais effort pour être délivré de ton adversaire, sois dans le Chemin ; et si tu te tiens en Celui qui dit : « Je suis le Chemin », cela ne suffit pas, mais « fais effort pour être délivré de l’adversaire ». Si tu ne fais pas effort, pour être délivré de l’adversaire, écoute ce qui t’attend. L’adversaire « te traîne chez le juge », ou bien le prince, après t’avoir reçu de l’adversaire, « te traîne chez le juge ». « Traîner » est un terme bien choisi pour montrer en quelque sorte comment ceux qui regimbent et ne veulent pas être traînés à la condamnation sont pourtant obligés de s’y rendre. Quel homicide se rend chez le juge avec empressement ? Qui se hâte dans la joie d’aller à sa propre condamnation et n’y est pas traîné contre sa volonté qui s’insurge ? Car il sait qu’il va pour être condamné à mort.

« De peur que par hasard il ne te traîne chez le juge. » A votre avis qui est ce juge ? Je ne connais pas d’autre juge que notre Seigneur Jésus-Christ, dont il est dit ailleurs : « Il mettra les brebis à droite et les boucs à gauche. » Et de nouveau : « Quiconque me confessera devant les hommes, je le confesserai aussi devant mon Père qui est dans les cieux. Mais quiconque me reniera devant les hommes, je le renierai aussi devant mon Père qui est dans les cieux. » « De peur, par hasard, qu’il ne te traîne chez le juge et que le juge ne te livre à l’exécuteur. » Chacun de nous, pour chaque péché, souffre une peine et l’intensité de la peine est mesurée d’après la qualité et la nature des fautes. Je dois apporter un témoignage de l’Écriture à propos de la peine et de l’amende à payer. L’un est condamné à payer cinq cents deniers et il les doit vraiment, un autre est condamné à cinquante deniers, somme que chacun se voit remise par le créancier. Puis un autre, selon l’Écriture, « lui tut présenté qui devait dix mille talents », et il fut condamné à payer dix mille talents. A quoi bon continuer davantage. Selon la nature et le nombre des péchés, chacun est condamné à une amende différente. Si ton péché est petit, tu seras frappé d’une peine « d’un lepton », comme écrit Luc, ou « d’un quart d’as », selon Matthieu. Il est pourtant indispensable de payer également cette petite somme qui t’a rendu débiteur, car « tu ne sortiras pas » de prison avant d’avoir payé même la plus petite somme. Cependant celui qui est fidèle n’est frappé d’aucune amende, mais chaque jour il s’enrichit, « une multitude de richesses est à lui tandis que l’infidèle n’a même pas une obole. » L’un est condamné à payer un denier, un autre, une mine, un autre, un talent. Le juge de cette affaire connaît l’importance de tous les péchés et dit : Pour cette faute, on est condamné à payer un talent, pour ce péché telle amende. Car il est écrit : « Quand il commencera le règlement des comptes. » Le compte doit être établi pour nous tous. Il n’y a pas d’autre temps pour régler nos comptes que le temps du jugement, quand on connaîtra clairement ce qui nous a été prêté, ce que nous avons gagné ou perdu, la somme que chacun de nous a reçue : une mine, un talent, soit deux, soit cinq. A quoi bon entrer dans plus de détails, puisque l’explication générale suffit ? nous devrons régler nos comptes et, si nous sommes trouvés débiteurs, nous serons traînés devant le juge et livrés à l’exécuteur par le juge.

Nous avons chacun nos propres exécuteurs, mais toute foule est livrée à plusieurs exécuteurs, selon ce qui est écrit dans Isaïe : « Mon peuple, vos exécuteurs vous pillent et les puissants règnent sur vous » ; les exécuteurs sont nos maîtres si nous sommes débiteurs. Mais si nous avons confiance, si nous pouvons dire le front haut : « J’ai gardé le précepte, qui ordonne de rendre à chacun ce qui lui est dû, à qui l’impôt, l’impôt, à qui la crainte, la crainte, à qui les taxes, les taxes, à qui l’honneur, l’honneur » et j’ai rendu à tous tout ce que je leur devais, alors je vais trouver l’exécuteur et je lui réponds sans crainte : je ne te dois rien. L’exécuteur revient à la charge, je lui tiens tête ; car je sais que, si je ne dois rien, il n’a aucun pouvoir sur moi, mais, si je suis débiteur, mon « exécuteur me mettra en prison » suivant le processus indiqué : l’adversaire me conduit chez un prince, le prince chez le juge et le juge me livrera à l’exécuteur et l’exécuteur me mettra en prison. Quelle loi régit cette prison ? Je n’en sortirai pas et l’exécuteur ne me permettra pas de sortir, si je n’ai pas payé ma dette. L’exécuteur n’a pas la faculté de me faire grâce ni d’un « quart d’as », ni même de « la plus petite » somme ; il n’y en a qu’un qui puisse faire grâce aux débiteurs insolvables. « Un, dit l’Écriture, qui devait cinq cents deniers s’approcha de lui, et un autre qui en devait cinquante. Comme ils n’avaient pas de quoi s’acquitter, il fit grâce à tous les deux. » Celui qui a fait grâce était le Seigneur ; l’exécuteur, lui, n’est pas le Seigneur, mais il est préposé par lui pour exiger les dettes. Tu n’as pas été digne qu’on te fît grâce de cinq cents ou de cinquante deniers, ni mérité d’entendre : « Tes péchés te sont remis », tu seras envoyé en prison, et là on te fera payer en t’imposant du travail et des tâches à accomplir ou bien des peines et des supplices et tu ne sortiras pas de là avant d’avoir soldé le « quart d’as » ou « le dernier lepton ». Ce mot grec signifie « léger ».

Parmi nos péchés, certains sont épais, car il est écrit : « Le coeur de ce peuple s’est épaissi », d’autres, en comparaison avec les péchés plus graves, sont légers et infimes. Bienheureux d’abord celui qui ne pèche pas et en second lieu, s’il pèche, puisse-t-il n’avoir, quand on comptera ses fautes, qu’un péché léger. Mais il y a également des différences parmi les fautes légères et infimes car, si dans le domaine des fautes légères et infimes il n’y avait pas de plus et de moins, jamais l’Évangile n’aurait dit : « Tu ne sortiras pas de là jusqu’à ce que tu aies rendu le dernier quart d’as. »

La manière (de payer notre dette), s’il fallait entendre d’une somme d’argent l’expression « le dernier lepton » - une toute petite somme, c’est-à-dire un denier, un écu, une obole ou un statère - ; la nature de ce que nous payerons, si nous devons une grosse somme d’argent comme celui dont il est écrit qu’il devait dix mille talents ; la durée enfin du temps pendant lequel nous resterons enfermés en prison pour payer notre dette, je ne peux pas le dire clairement. En effet, si celui qui doit peu, ne sort pas de prison avant d’avoir payé « le plus petit quart d’as », le débiteur d’une grande somme se verra compter un nombre infini de siècles pour payer sa dette. C’est pourquoi « efforçons-nous d’en finir avec notre adversaire » pendant que nous sommes en chemin et unissons-nous au Seigneur Jésus, « à qui appartiennent la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Amen ».



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