Le Soi et l’Autre [SA]

Isabelle Ratié (SA:15-17) - Existe-t-il un Soi ?

III. 1. Existe-t-il un Soi ? La question de la permanence (nityatva, sthairya) du sujet conscient
samedi 7 janvier 2023.
 
RATIÉ, Isabelle. Le Soi et l’Autre. Identité, différence et altérité dans la philosophie de la Pratyabhijñā. Leiden : Brill, 2011

[...] au moment où Utpaladeva écrit ses kārikā, quelle que soit l’ampleur des différences qui séparent les uns des autres les grands systèmes brahmaniques [1], ils ont en partage de considérer qu’il existe un ātman, entendu comme une entité permanente (nitya, sthira) [2] qui confère à l’individu son identité en dépit de l’impermanence de ses états corporels et de ses états de conscience, lui permettant ainsi de se reconnaître comme lui-même. De même, aussi variées soient les doctrines bouddhiques qui fleurissent à l’époque de la Pratyabhijñā [3], elles ont en commun de rejeter la notion même d’identité et de considérer que l’ātman est une illusion [4]. La « thèse de premier abord » que le traité entend réfuter est bouddhique. Elle comporte deux propositions : premièrement, il n’est pas de Soi, quelle que soit la définition que telle ou telle école brahmanique en donne ; deuxièmement, même à supposer que le Soi existe, il ne saurait être un sujet connaissant et agissant - il ne saurait posséder les « pouvoirs » (śakti) de connaissance et d’action.

Selon les bouddhistes mis en scène dans le pūrvapakṣa, en effet, le secret de mon identité, c’est que je n’en ai pas. Je suis un être parfaitement impermanent - à vrai dire, je ne suis pas un être, mais seulement la série des cognitions instantanées dans lesquelles se reflète un « je » tout aussi instantané. La subjectivité, selon eux, se résume à ce fait : toute cognition est svaprakāśa, c’est-à-dire manifeste par elle-même, et svasaṃvedana, consciente d’elle-même en tant qu’événement conscient. Cette subjectivité n’est donc rien d’autre qu’un aspect des cognitions impermanentes, leur forme en tant qu’elles ne manifestent pas seulement un contenu objectif, mais encore elles-mêmes ; et la forme subjective comme le contenu objectif de toute cognition ne dure qu’autant que dure cette cognition - un pur instant. Parce que, cependant, je me forge à chaque instant une identité factice, en attribuant à des entités purement instantanées une continuité qu’elles n’ont pas et en les rapportant à un « je » qui n’est que construction abstraite, je suis voué à souffrir. Se libérer, dans la perspective bouddhique, c’est avant tout comprendre que toute reconnaissance de soi (entendue comme l’identification d’une série d’états corporels instantanés ou d’une série de cognitions instantanées à un sujet permanent) est illusoire et dangereuse - illusoire, car il n’existe rien de tel qu’un sujet permanent ; et dangereuse, car c’est ma croyance en la permanence de mon être qui rend douloureuse une existence par nature impermanente.

La Pratyabhijñā, contrairement à ses adversaires bouddhistes, ne considère pas le phénomène ordinaire de la reconnaissance de soi comme une pure et simple illusion : si les divers sujets empiriques s’appréhendent comme des entités permanentes, c’est parce qu’ils possèdent bel et bien cette permanence, c’est parce qu’ils sont un ātman - et c’est cet ātman que tout sujet empirique exprime lorsqu’il dit et pense « je ». De ce point de vue, Utpaladeva et Abhinavagupta se rangent résolument aux côtés des philosophes brahmaniques, et entreprennent de réfuter la doctrine bouddhique du Non-Soi (anātmavāda) en recourant notamment à un argument classique chez les philosophes brahmaniques, celui de la mémoire (smṛti) : si l’individu n’était pas une entité consciente permanente, clament-ils, tout acte de remémoration demeurerait impossible.

La Pratyabhijñā doit néanmoins donner de l’ātman une définition qui puisse échapper à la dialectique corrosive de ses adversaires bouddhistes. Comme la plupart des écoles brahmaniques, elle considère que c’est dans l’unité de la conscience du sujet qu’il faut chercher son identité : le Soi, affirme-t-elle, est conscience. Mais comment alors concilier la permanence de cette conscience avec l’impermanence des événements conscients ? Selon les bouddhistes, ce que nous prenons pour une conscience une n’est rien d’autre que la série irréductiblement multiple des cognitions. Si la conscience est davantage que cette série, qu’est-elle ? Et comment peut-elle demeurer la même si elle est soumise au changement perpétuel des cognitions ?

[1] On distingue souvent le Yoga, le Sāṃkhya, le Nyāya, le Vaiśeṣika, la Mīmāṃsā et le Vedānta, même si cette catégorisation est en fait postérieure au XII e siècle et variable (voir Gerschheimer 2007), et même si certains de ces systèmes dits « védiques » ( vaidika ) comportent des aspects fort éloignés de l’orthodoxie brahmanique.

[2] Les deux adjectifs sont employés dans cette partie du traité comme de quasi synonymes ; néanmmoins nitya qualifie plutôt ce qui est inné ou existe perpétuellement (et donc est par nature permanent), tandis que sthira qualifie davantage ce qui est solide ou stable (et donc est permanent en raison de sa résistance à l’altération).

[3] Utpaladeva et Abhinavagupta désignent comme des vijñānavādin leurs principaux adversaires ; ils argumentent aussi longuement contre des bouddhistes qu’ils nomment eux-mêmes sautrāntika (voir infra , chapitre 1, n. 180 ; chapitre 5, III. 4 et III. 5 ; chapitre 6, I, II et IV), et rejettent à l’occasion telle théorie qu’ils attribuent explicitement aux vaibhāṣika (voir infra , chapitre 6, II. 2. 2 et n. 73) ; enfin, il arrive qu’Abhinavagupta mentionne au passage des bouddhistes qualifiés de śūnyavādin (sans doute des mādhyamika ; voir par exemple ĪPVV, vol. I, p. 134-135, cité infra , chapitre 1, III. 1. 1, et n. 142).

[4] Le lecteur trouvera mentionnés dans la Bibliographie certains des nombreux travaux portant sur cette controverse brahmanico-bouddhique du Soi (ou sur l’un quelconque de ses aspects). Il convient néanmoins de mentionner d’emblée la magistrale étude que C. Oetke a consacrée à l’ensemble de la question (Oetke 1988). Bien que portant sur des sujets plus restreints, Preisendanz 1994, Duerlinger 2003 et Watson 2006 n’en sont pas moins riches d’informations à cet égard. (Voir également Eltschinger & Ratié à paraître). Enfin, l’opuscule de M. Hulin (Hulin 2008) propose aux lecteurs francophones une introduction claire et concise à certains des aspects de la querelle.



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