LA DOCTRINE SECRÈTE DE LA DÉESSE TRIPURA

Hulin (Tripura:59-66) - la condition permanente du Soi

Une étrange histoire
samedi 7 janvier 2023.
 
HULIN, Michel. La doctrine secrète de la déesse Tripura. Paris : Arthème Fayard, 1979

« Écoute, prince, cette histoire du temps passé. Jadis, ma mère m’avait donné une compagne de jeu. Celle-ci avait un bon naturel mais elle se laissa influencer par une mauvaise femme. Cette dernière possédait le pouvoir de produire à son gré une multitude d’effets merveilleux. C’est à l’insu de ma mère qu’elle devint l’amie de ma compagne. Cette femme se livrait à toutes sortes de mauvaises actions et, par l’intermédiaire de ma compagne, j’en vins, moi aussi, à subir le contrecoup de ses méfaits. En effet, conquise par la pureté d’âme de ma compagne, je restais auprès d’elle, sans jamais la quitter un seul instant. Or, elle était subjuguée par les prestiges que déployait cette maudite magicienne. Celle-ci conduisit mon amie dans un endroit écarté et là elle la livra à son fils. Ce dernier était mentalement dérangé et ne cessait de rouler des yeux, toujours plongé qu’il était dans l’ivresse. Jour et nuit, il venait assaillir ma compagne et il jouissait d’elle sans se soucier de ma présence. Et comme je ne la quittais jamais, ce qui lui arrivait n’était pas sans m’affecter. Bientôt, elle donna naissance à un fils qui ressemblait, trait pour trait, à son père. Il grandit vite et fit montre d’un caractère des plus instables. Il avait aussi hérité de son père l’égarement et de sa grand-mère l’art de déployer de multiples prestiges. Son nom était « Instable », celui de son père « Égarement », et celui de sa grand-mère « Vacuité ». Très intelligent de nature, il s’instruisit et devint rapidement un être indomptable. Voilà comment ma compagne, qui depuis sa naissance était demeurée très pure, fut souillée par son association avec cette maudite femme.

« Avec le temps, elle devint plus attachée à son mari, si mauvais fût-il. En même temps, son affection pour moi décrut peu à peu. Quant à moi, dans la simplicité de mon cœur, je ne pouvais me résoudre à l’abandonner. Je lui restai donc dévouée. Plus tard, Égarement, qui continuait à avoir commerce avec ma compagne, chercha à abuser de moi par la force, mais ma pureté résista à ses avances. Les gens n’en répandirent pas moins toutes sortes de calomnies sur mon compte. C’est alors que ma compagne, tout entière attachée à son bien-aimé, me confia son fils Instable. Je le cajolai et le nourris de mon mieux. Devenu adulte, il épousa, avec la bénédiction de sa grand-mère, une femme nommée « Inconstance ». Celle-ci avait le pouvoir de revêtir instantanément tel ou tel aspect plaisant, selon le désir exprimé par son mari. Grâce à son merveilleux savoir-faire elle parvint à le subjuguer complètement. Instable, de son côté, était capable de parcourir en un instant un nombre incalculable de lieues, et cela sans se fatiguer. Et chaque fois qu’Instable avait décidé de se rendre en un endroit donné, Inconstance s’y manifestait aussitôt magiquement pour lui faire plaisir. De la sorte, leur union était parfaite. Inconstance mit au monde cinq fils. Bien qu’ils fussent attachés à leurs parents, ceux-ci, par l’intermédiaire de ma compagne, me les confièrent. Et moi, par affection pour ma compagne, je les élevai. Plus tard, chacun des cinq fils d’Inconstance se construisit une demeure vaste et magnifique. Ils s’emparèrent alors de leur père, aidés en cela par leur mère, et chacun, à tour de rôle, le conduisit dans sa propre maison.

« Dans la maison de son fils aîné, Instable entendit toute une variété de sons, dont certains étaient agréables et d’autres non. Tantôt il s’agissait d’un chant mélodieux, tantôt d’un suave concert d’instruments. Il entendit aussi des versets du Rgveda, du Yajurveda, du Sâmaveda et de l’Atharvaveda. Il assista à la lecture de Traités, de textes sacrés, d’histoires légendaires. Il entendit tinter des bijoux, bourdonner des essaims d’abeilles et chanter le coucou. En faisant entendre à son père tous ces sons agréables le fils lui procura de la joie et, par la même occasion, se donna un pouvoir sur lui. Il lui fit alors entendre d’autres sons : à des cris stridents succédèrent de sourds et terribles mugissements, des rugissements de lions, des grondements de tonnerre, le claquement de la foudre fendant l’œuf de Brahmâ, des sons effrayants, capables de faire avorter les femmes enceintes. Alors qu’il était plongé dans la terreur il entendit derechef autre chose : des gémissements, des lamentations, des sanglots, etc. Son second fils conduisit à son tour Instable dans sa maison. Là, il trouva des coussins moelleux, des lits et des vêtements somptueux. Il fit l’expérience du rugueux, du froid, du chaud, du tiède, etc. Les sensations tactiles plaisantes le rendaient heureux et les déplaisantes malheureux. Dans la demeure de son troisième fils, Instable aperçut des objets brillants et de formes variées. Il en vit des rouges, des blancs, des jaunes, des noirs, des verts, des roses, des gris, des bruns, des roux, des bleus, des bigarrés. Il vit des objets épais et d’autres minces, d’autres larges ou de forme allongée, des ronds, des semi-circulaires et des ovales, certains gracieux et d’autres d’aspect sinistre, certains brillants et d’autres d’une luminosité aveuglante. C’est alors que son quatrième fils le conduisit dans sa demeure. Là, il goûta des fruits aux saveurs variées, des boissons, des mets à lécher et à sucer, des nourritures savoureuses, les unes sucrées, les autres acides, âcres, piquantes, salées, astringentes. Dans d’autres le sucré, le salé, l’âcre, etc. s’associaient diversement pour donner des saveurs étranges. Et puis ce fut au tour du fils cadet d’emmener son père dans sa maison. Là, il respira les parfums d’une grande variété de fleurs, de fruits et de plantes. Certains de ces parfums étaient suaves, d’autres sucrés, d’autres âcres. Mais il y avait aussi des odeurs fétides, des odeurs excitantes, des odeurs qui vous faisaient défaillir. Ainsi le père se mit-il à habiter tour à tour dans les diverses maisons de ses fils. Il y passait sans cesse par des alternances de plaisir et de douleur, selon que des objets agréables ou désagréables lui étaient donnés à percevoir. Tous les fils avaient beaucoup de respect pour leur père, au point de ne jamais toucher à l’un quelconque des objets négligés par lui. Instable, cependant, ne se contentait pas de (percevoir) ces objets. Il en dérobait secrètement certains pour les emporter dans sa propre maison. Là, à l’insu de ses fils, il les goûtait en compagnie de son épouse Inconstance.

« C’est alors qu’arriva chez Instable une sœur d’Inconstance appelée « Grand-Faim ». Instable ne tarda pas à s’éprendre d’elle et, pour lui être agréable, se mit à lui apporter quantité de bonnes choses. Mais tout ce qu’il lui présentait était englouti en un instant. Insatiable, Grand-Faim ne cessait de harceler Instable pour qu’il lui procure quelque nouvelle nourriture. Instable ne faisait plus autre chose que lui confectionner des plats à partir des victuailles collectées par ses cinq fils, et Grand-Faim ne se lassait jamais d’engloutir. Bientôt elle donna naissance à deux fils. L’aîné fut appelé « Bouche-de-Feu » et le cadet « Dévergondage ». Tous deux étaient très aimés de leur mère. Mais chaque fois qu’Instable étreignait Grand-Faim, les flammes crachées par Bouche-de-Feu le brûlaient sur tout le corps et l’intensité de la souffrance le faisait s’évanouir. Et s’il se rapprochait de Dévergondage, son fils bien-aimé, il tombait dans une extrême abjection, menant une vie qui ne valait guère mieux que la mort. A son tour, ma compagne souffrit de voir son fils plongé dans le malheur car elle l’aimait tendrement. Lorsque son petit-fils, Bouche-de-Feu, l’embrassait, elle était cruellement brûlée, et quand c’était Dévergondage, le blâme de l’opinion publique la faisait presque mourir (de honte). Et comme je ne la quittais jamais, ma condition aussi devint misérable et le resta pendant de longues années.

« Après son mariage avec Grand-Faim, Instable perdit toute indépendance. Toujours en quête de plaisir, il ne récoltait que de la souffrance. Un jour, à la suite de quelque action, il pénétra dans une cité pourvue de douze portes et s’y établit en compagnie de sa mère, de sa (seconde) femme, Grand-Faim, et de ses deux (derniers) fils. Mais la présence de Bouche-de-Feu et de Dévergondage se soldait pour lui, jour après jour, par des brûlures et des reproches. Par ailleurs, il était constamment tiraillé entre ses deux épouses. Il continuait aussi à fréquenter les demeures de ses cinq (autres) fils. Quant à Grand-Faim et ses deux fils, ils étaient nourris par Vacuité et par Égarement, leur beau-père et grand-père. Inconstance, l’autre femme d’Instable contribuait aussi à entretenir leurs forces. Aussi, Grand-Faim en vint-elle à dominer complètement Instable, son mari.

« Moi, pendant tout ce temps, je restais auprès de ma compagne, partageant ses joies et ses peines et m’efforçant de protéger toute la famille. Si je n’avais pas été là, ils auraient bien vite tous péri. Mais je devins comme vide au contact de Vacuité, comme égarée au contact d’Égarement, comme inconstante au contact d’Inconstance, comme enflammée au contact de Bouche-de-Feu, etc. Tout ce que subissait ma compagne avait un retentissement sur moi, mais si je l’avais abandonnée, ne fût-ce qu’un instant, elle serait morte. Voyant que je m’étais associée à cette famille, les gens, dans leur aveuglement, me traitèrent de femme débauchée ; seuls les sages savaient combien j’étais pure. Ma mère était une femme sainte, pure, immaculée. Elle était omniprésente comme l’espace et d’essence subtile comme les atomes, omnisciente sans rien savoir, universellement active sans s’activer en rien, répandue partout sans avoir de réceptacle, support de toutes choses sans avoir de support, omniforme et dépourvue de forme, en relation avec toutes choses et isolée, pleine de joie sans se réjouir de rien, partout manifestée et cependant impossible à connaître par qui que ce soit. Elle qui n’a eu ni père ni mère a mis au monde des filles semblables à moi, innombrables comme les vagues de la mer. Toutes mes sœurs se comportaient exactement comme moi. De mon côté, j’étais en possession d’un grand mantra, ce qui me permettait de demeurer essentiellement identique à ma mère, tout en vivant au milieu de cette famille et en me dévouant à son profit.

« Lorsque Instable, le fils de ma compagne, était fatigué, il venait s’assoupir dans le giron de sa mère et tous ses fils, sans exception, s’endormaient à sa suite. La cité était alors confiée à la garde d’un ami d’Instable, appelé « Flux ». Celui-ci ne cessait d’entrer et de sortir par deux des portes de la ville. Dès que ma compagne s’était à son tour endormie, sa belle-mère (Vacuité) les recouvrait d’un voile et, en compagnie de son fils (Égarement), veillait sur eux. Je profitais de ce moment pour aller rejoindre ma mère et, pendant de longues heures, je demeurais dans ses bras, au comble de la joie. Lorsqu’ils se réveillaient je me hâtais d’aller les rejoindre. L’ami d’Instable, Flux, était très robuste et, jour après jour, il subvenait aux besoins de toute la famille. Bien qu’unique, il se démultipliait à travers la cité et ses habitants, assurant leur survie et leur cohésion. Sans lui, ils auraient été dispersés et détruits, comme les perles d’un collier dont on aurait retiré le fil. En association avec moi, animé de l’intérieur par moi, il dirigeait toute l’activité de la cité. Quand il devenait vieux il se hâtait de déménager, avec tous les habitants, vers une autre cité. Grâce à lui, Instable eut ainsi l’occasion de régner sur des villes nombreuses et variées.

« Instable était le fils d’une femme vertueuse. De plus, il avait (en Flux) un allié puissant et en moi une mère nourricière. Et pourtant, il lui fallait endurer toutes sortes de souffrances ! Tout cela venait de sa passion pour ses deux femmes, Inconstance et Grand-Faim, ainsi que de son attachement à ses deux fils, Bouche-de-Feu et Dévergondage. Par ailleurs, ses cinq (autres) fils l’entraînaient constamment (vers les objets sensibles). Il avait à subir de bien pénibles épreuves et ne connaissait jamais le moindre moment de contentement véritable. Tantôt, sa femme Inconstance lui communiquait sa perpétuelle agitation et il finissait par tomber d’épuisement. Tantôt, il se dépensait à courir de-ci de-là pour procurer de la nourriture à Grand-Faim. Tantôt, les flammes vomies par Bouche-de-Feu lui infligeaient, de la tête aux pieds, des brûlures qu’il ne savait pas guérir et qui le faisaient s’évanouir de douleur. Tantôt, la présence à ses côtés de Dévergondage incitait les gens à le blâmer et à l’insulter, le laissant plus mort que vif, dévoré par le chagrin. Constamment épuisé et tyrannisé par sa lamentable famille, il allait habiter tour à tour avec elle diverses cités, les unes opulentes, les autres sordides. Parfois, il leur fallait traverser de noires forêts, parfois des jungles infestées de charognards, des régions torrides et des terres glacées, des marécages putrides et des plaines noyées dans d’épaisses ténèbres.

« Voyant ainsi son fils Instable subir ces tourments renouvelés, ma compagne devint comme hébétée par cet excès de souffrance. Et moi, bien qu’essentiellement pure, je sombrai aussi dans une sorte d’hébétude, à cause de la promiscuité avec cette famille à laquelle j’étais dévouée. Qui donc pourrait jamais goûter même une parcelle de bonheur, si son entourage est mauvais ? Comment celui qui chemine dans le désert sous un soleil de plomb pourrait-il jamais apaiser sa soif ? Au bout d’un très long temps, cependant, ma compagne, accablée et désespérée, vint me consulter en secret. En suivant mes conseils elle obtint un bon mari, vint à bout de son fils (Instable), tua les (deux derniers) fils de celui-ci et captura les (cinq) autres. Elle pénétra alors avec moi dans le sanctuaire de ma mère. Elle l’embrassa à plusieurs reprises et fut délivrée de toute souillure. Désormais, elle vit là-bas, plongée dans l’océan de la félicité inhérente à sa nature propre. A toi aussi de dompter les mauvais fils de ton ami et de rejoindre ta mère ! C’est de cette manière, mon cher époux, que tu parviendras au bonheur éternel. Ce que te présente ce conte n’est pas autre chose que le royaume de la félicité vu à partir de ma propre expérience ».



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