LE PRINCIPE DE L’EGO DANS LA PENSÉE INDIENNE CLASSIQUE

Hulin (Ahamkara:9-11) - la notion d’ahamkara dans les Upanishads

Introduction
samedi 7 janvier 2023.
 
HULIN, Michel. Le principe de l’ego dans la pensée indienne classique. La notion d’ahamkara. Paris : Collège de France - Institut de civilisation indienne, 1978, p. 9-11

Il ne pouvait évidemment être question d’étudier la notion d’ahamkara à travers toute l’histoire de la pensée indienne.Il nous fallait distinguer avant tout entre les doctrines où l’ahamkara est organique et celles qui l’ont adopté secondairement à une époque plus ou moins tardive. Il est incontestable, en effet, qu’à partir du Ve ou VIe siècle de notre ère cette notion a tellement fait fortune qu’elle est entrée dans le patrimoine commun de l’indianité et que plus personne ne songe à mettre en doute le bien-fondé de l’analyse métaphysique que, malgré tout, elle suppose. Elle a ainsi peu à peu perdu son rôle primitif de concept pour devenir une sorte de nom commun désignant une structure donnée, un organe, sur le rôle exact duquel des divergences d’opinion peuvent subsister mais dont l’existence de fait paraît s’imposer à chacun. Cet aspect pétrifié, ou ce rôle postiche, ne saurait retenir, au premier chef, notre attention.

C’est dans les Upanishad que le terme apparaît pour la première fois, de manière très discrète et épisodique, il est vrai. En tout cas, ces textes sont pour nous les premiers où se déploie dans toute son ampleur la problématique générale de l’individuation, envisagée du point de vue du « salut » ou, du moins, du passage à un mode d’être transcendant. Bien qu’ils ne soient pas encore de la philosophie au sens technique du terme, nous ne pouvions pas les laisser de côté, car leur exceptionnelle puissance de suggestion aide souvent à comprendre la littérature postérieure, aussi bien celle qui, les prenant pour la Révélation, est faite de leur commentaire perpétuel que celle dont les liens avec eux sont, en apparence, moins forts.

Les Upanishad, partie spéculative et mystique du Veda, sont censées en constituer l’achèvement - anta - ; leur enseignement est mis en forme dans le Vedanta, l’un des six systèmes reconnus par l’orthodoxie brahmanique ultérieure. Le Vedanta est lui-même divisé entre plusieurs écoles, mais l’école la plus importante, aussi bien la plus ancienne - de celles, du moins, dont les productions sont parvenues jusqu’à nous - que la plus influente, reste celle fondée par l’illustre Shankara, l’Advaita ou doctrine de la non-dualité. C’est à l’intérieur de ce système que la notion d’ahamkara a été élaborée avec le plus de rigueur, de perspicacité et de constance. Son examen formera donc l’épine dorsale du présent travail. Commencé avec le fondateur même de l’école, il portera sur l’œuvre de ses principaux continuateurs jusqu’au XIe siècle environ. On exposera plus loin les motifs pour lesquels il n’est pas apparu souhaitable de prendre en considération les développements tardifs du système.

Cependant, l’Advaita est un tard-venu parmi les systèmes orthodoxes. Entre ses débuts (VIIe siècle) et les plus anciennes Upanishad quelque quinze siècles se sont écoulés. Dans l’intervalle un phénomène de portée considérable s’est produit : l’essor du bouddhisme, et secondairement du Jaïnisme. Ces mouvements, surtout le bouddhisme, peuvent être interprétés pour une part, comme une réaction, issue de milieux de renonçants étrangers au ritualisme brahmanique, contre une certaine manière de tirer l’enseignement upanishadique dans le sens d’un immoralisme magique de la manipulation des forces cosmiques au profit de la volonté de puissance individuelle. Une doctrine aussi célèbre que celle de la négation de l’atman procède directement de cette préoccupation. Et il n’est pas exagéré de dire que c’est cette mise en question radicale de leur pratique magico-ritualiste qui a contraint les brahmanes à s’aventurer sur le terrain de la réflexion philosophique proprement dite. Les darshana (« systèmes ») classiques autres que le Vedanta shankarien - et qui l’ont tous précédé dans leur développement - constituent autant de réponses à ce défi, réponses plus ou moins adéquates selon la profondeur de l’ébranlement produit par la doctrine de « l’absence de Soi » dans les divers milieux concernés. L’Advaita n’étant que la dernière et la plus adéquate de ces réponses, nous ne pouvions pas le rattacher directement aux Upanishad sans une mise au point préalable, relative à la doctrine bouddhiste du non-Soi et à son retentissement dans le brahmanisme. L’essor de la notion d’ahamkara est en effet indissociable de ces réactions brahmaniques pré-shankariennes.

Mais l’Advaita est sans doute trop marqué par son combat contre le bouddhisme, avec la surenchère dans le dépouillement ascétique que cela implique, pour restituer dans son intégralité le contenu du message upanishadique. C’est, pourquoi il a paru intéressant de présenter en contrepoint une autre attitude, celle qui s’incarne dans cette forme d’hindouisme non-orthodoxe appelée « tantrisme » et qui s’est attachée à mettre en valeur, contre tout ascétisme, l’aspect positif du phénomène de l’ego. Cette littérature se réfère, certes, avant tout à ses propres textes révélés (les Tantra, justement), mais il est permis de penser qu’en profondeur elle tire son inspiration, consciemment ou non, des mêmes sources que les passages d’Upanishad glorifiant le Je indestructible de « celui qui sait ». Abordé ici à partir de l’exemple fourni par le Shivaïsme du Kashmïr, le tantrisme constitue cependant un phénomène beaucoup trop vaste et complexe pour qu’il ait pu être question d’en faire une étude exhaustive. Cette troisième partie, relativement brève, revêt donc plutôt le caractère d’un « essai » ; elle dévoile un état d’esprit irréductible à celui de l’Advaita, mais n’entreprend pas d’en explorer tous les arrière-plans cosmologiques et ontologiques.



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