L’ORNEMENT DES NOCES SPIRITUELLES

Ruysbroeck : PUISSANT ATTRAIT VERS DIEU

TROISIÈME MODE (Livre II, 22-27)
mercredi 13 août 2014.
 

CHAPITRE XXII - DU TROISIÈME MODE DE LA VENUE SPIRITUELLE DU CHRIST.

Lorsque le soleil atteint au ciel son plus haut point, il entre dans le signe du Cancer, autrement dit de l’écrevisse ; car ne pouvant s’élever plus haut, il commence à rétrograder. C’est alors que la chaleur est la plus forte de toute l’année ; et le soleil aspirant l’humidité de la terre, celle-ci devient très sèche et les fruits gagnent en maturité.

De même lorsque le Christ, le soleil divin, monte au plus haut de notre cœur, c’est-à-dire au-dessus de tous dons, consolation ou douceur que nous pouvons recevoir de lui ; lorsque nous ne cherchons plus de repos en aucun goût produit par Dieu en notre âme, quelque fort qu’il soit, et que maîtres de nous-mêmes, nous rentrons sans cesse, comme il a été dit, avec d’humbles louanges et de sincères actions de grâces, en le fond même d’où tous les dons s’écoulent dans les créatures suivant leurs besoins et leur dignité ; alors le Christ se tient élevé au plus haut de notre cœur et il veut tirer à lui toutes choses, c’est-à-dire toutes nos puissances. Lors donc que le cœur aimant ne peut plus se laisser vaincre ni entraver par goût ni consolation quelconque, mais qu’il veut dépasser toute douceur et tout don pour rencontrer celui qu’il aime ; alors naît le troisième mode de vie intérieure, où l’homme est élevé et paré selon la partie sensible et inférieure de lui-même.

Or, en ce mode, la première œuvre du Christ est de faire monter vers le ciel le cœur, le désir et toutes les puissances de l’âme, et d’appeler à l’union avec lui. Aussi dit-il spirituellement dans le cœur : « Sortez de vous-même pour venir vers moi, suivant l’attrait et l’invitation qui vous sont offerts. » Cet attrait et cette invitation, je ne puis guère les expliquer aux gens vulgaires et sans délicatesse : mais c’est un appel et une invitation adressés à l’intime du cœur vers la haute unité de Dieu. Cet appel intime est plus doux au cœur aimant que tout ce qu’il a pu goûter auparavant, et il fait naître un mode nouveau et un exercice plus élevé .

Alors le cœur s’épanouit de joie et de désir, toutes les veines se dilatent, chacune des puissances de l’âme se sent prête et veut répondre à ce qui est exigé par Dieu et par l’union avec lui. Cette invitation est comme une irradiation du soleil éternel, qui est le Christ ; elle donne au cœur si grands délices et joie, et le fait si largement s’épanouir qu’il se peut difficilement fermer. L’homme en est blessé au cœur et ressent une plaie d’amour. Or être blessé d’amour, c’est le sentiment le plus doux et aussi la peine la plus cuisante que l’on puisse porter. Mais être blessé d’amour c’est un signe certain que l’on guérira. La blessure spirituelle donne joie et douleur à la fois. Et dans ce cœur à la blessure béante, le Christ, soleil de vérité, verse à nouveau et répand sa lumière, et il réclame toujours que l’on s’unisse à lui. C’est pourquoi la blessure et les plaies se renouvellent. ++++

CHAPITRE XXIII - DE LA LANGUEUR ET E L’IMPATIENCE D’AMOUR .

Lorsque le Christ a fait entendre son appel intime et son invitation, et que la créature se levant se montre prête à donner tout ce qu’elle peut, sans cependant pouvoir atteindre ni obtenir l’unité avec Dieu, cela lui cause une langueur spirituelle. Le plus intime du cœur et la source même de la vie sont blessés d’amour, et d’autre part l’on se sent incapable d’obtenir ce que l’on désire par dessus tout, et il faut demeurer toujours là où on ne voudrait pas : telle est la double cause de cette langueur. Le Christ alors s’est élevé à la cime du cœur, et de là il projette ses rayons divins sur ce cœur affamé de désirs. Sous cette ardeur brûlante, toute humidité, c’est-à-dire toute puissance et énergie naturelle, se dessèche et se consume.

Le cœur qui est toujours ouvert et plein de désirs, et d’autre part le soleil divin qui darde sur lui ses rayons sont cause d’une langueur qui ne cesse pas.

Quand on ne peut atteindre Dieu et que pourtant l’on ne peut ni ne veut se passer de lui, cela fait naître en quelques-uns une ardeur spirituelle, et une impatience intérieure et extérieure. Tant que l’homme sent cette ardeur, nulle créature au ciel ou sur la terre n’est capable de lui donner repos ni satisfaction quelconque. Parfois, en cet état, l’on perçoit à l’intérieur des paroles fort élevées et utiles qui transpercent, un enseignement merveilleux et une sagesse singulière. L’ardeur intime rend prêt à tout souffrir, afin d’obtenir ce que l’on aime ; et cette ardeur d’amour est une impatience intérieure qui entend difficilement raison, tant qu’elle n’a pas atteint l’objet aimé. L’ardeur intime ronge le cœur de l’homme et boit son sang ; car ici la chaleur sensible d’amour est la plus grande que puisse éprouver une vie d’homme. La nature corporelle en est secrètement blessée, et elle s’use sans travail extérieur. Mais aussi le fruit des vertus mûrit et se hâte plus que dans tous les autres modes décrits jusqu’ici.

Dans la saison de l’année dont nous avons parlé, le soleil pénètre dans le Lion, c’est-à-dire dans ce signe qui porte le nom du roi des animaux, au naturel violent. De même quand l’homme vient en cet état, le Christ, soleil de clarté, se tient aussi dans le signe du Lion, car la chaleur brûlante de ses rayons est si grande que celui qui en est atteint sent son cœur bouillonner. Tant que dure ce genre d’ardeur, il maîtrise et bouleverse tout autre mode de vie intérieure, car il veut être sans mode ni manière . Il arrive parfois que l’homme qui en est saisi tombe dans une sorte de langueur et de désir impatient d’être délivré de la prison de son corps, afin de pouvoir s’unir à celui qu’il aime. Levant les yeux de son âme, il aperçoit les parvis célestes, remplis de gloire et d’allégresse, son bien-aimé couronné et répandant en ses saints ses largesses infinies, tandis que lui-même en est privé. Alors souvent jaillissent les larmes et s’élèvent les désirs enflammés. Ramenant ensuite ses regards ici-bas, le pauvre homme voit l’exil où il est prisonnier sans pouvoir s’échapper, et il pleure de langueur et d’impatience. Mais ces larmes que fait couler la nature pacifient et rafraîchissent l’âme, en même temps qu’elles sont utiles au corps pour lui conserver force et énergie et l’aider à traverser le temps d’ardeur dont nous avons parlé. Il est bon aussi pour ceux qui sont en cet état de multiplier les considérations et de s’adonner à des pratiques définies, afin qu’ils puissent conserver leurs forces et mener longtemps une vie vertueuse. ++++

CHAPITRE XXIV - DES RAVISSEMENTS ET DES RÉVÉLATIONS DE DIEU.

Sous l’action de l’ardeur et de l’impatience d’amour, il arrive parfois que certains soient emportés en esprit au-dessus des sens. Ils entendent alors des paroles, ou bien ils voient en images et en représentations certaines vérités utiles à eux-mêmes ou aux autres, ou encore des choses futures. Cela s’appelle révélations ou visions. S’il s’agit d’images sensibles, elles sont reçues dans l’imagination ; et ce peut être l’ouvre d’un ange, agissant par la vertu de Dieu. S’il s’agit de vérités intellectuelles ou de représentations spirituelles, sous lesquelles Dieu se révèle de quelque façon, elles sont perçues par l’intelligence et on peut les exprimer en paroles, autant que les mots y peuvent suffire.

Mais parfois aussi l’homme peut être entraîné au-dessus de soi-même et au-dessus de l’esprit, quoique non absolument hors de soi, jusqu’en un bien incompréhensible, qu’il est toujours incapable de décrire ou d’expliquer, tel qu’il l’a vu et entendu, car voir et entendre c’est tout un en cette opération et cette vue simples. Or cela, nul ne peut le faire naître en l’homme que Dieu seul, sans l’intermédiaire ou la coopération d’aucune créature ; et on l’appelle ravissement, ce qui veut dire que l’on est saisi, enlevé ou transporté.

Parfois Dieu suscite dans l’esprit une rapide fulguration, quelque chose comme un éclair dans le ciel. C’est un court jet de lumière, d’une éblouissante clarté, qui jaillit de la nudité simple. En un clin d’œil l’esprit est élevé au-dessus de lui-même, et aussitôt la lumière n’est plus, et l’homme revient à soi. C’est là une œuvre de Dieu lui-même et quelque chose de très noble, car ceux qui en sont l’objet deviennent souvent des hommes éclairés.

Ceux qui sont saisis de l’ardeur d’amour la ressentent parfois d’une autre manière, car en eux brille une certaine lumière que Dieu produit par intermédiaire ; et sous cette influence, le cœur et a puissance affective vont à la rencontre de la lumière, et quand se fait cette rencontre, l’avidité et la jouissance sont si grandes que le cœur ne les peut supporter, mais éclate en accents impétueux ; et cela s’appelle jubiler ou jubilation, c’est-à-dire une joie que l’on ne peut exprimer par des mots. L’on est d’ailleurs incapable de la contenir, et dès que l’on rencontre la lumière avec un cœur qui s’élève vers elle et s’ouvre largement, la voix doit nécessairement suivre, aussi longtemps que durent cet état et ce genre de lumière. Certains hommes intérieurs reçoivent parfois de leur ange gardien ou d’autres anges, par voie de songes, maints enseignements utiles.

Mais il se rencontre aussi des gens qui abondent en inspirations soudaines, en paroles intérieures, en hautes pensées, tout en demeurant enchaînés dans les sens à l’extérieur, et ils rêvent grande merveille ; mais ils ne savent rien de l’ardeur amoureuse, car ils sont répandus sur mille choses et n’ont point ressenti la blessure d’amour. Ces effets peuvent d’ailleurs venir aussi bien du démon que du bon ange. Aussi ne peut-on y ajouter foi que dans la mesure où ils s’accordent avec la Sainte Écriture et la vérité, mais pas davantage, car autrement on tomberait facilement dans l’erreur. ++++

CHAPITRE XXV - DE CE QUI PEUT NUIRE A CEUX QUI S’APPLIQUENT AU TROISIÈME MODE.

Je veux maintenant vous exposer ce qui peut être nuisible et dommageable à ceux qui vivent dans l’ardeur d’amour.

Il est un temps de l’année, comme nous l’avons dit, où le soleil avance dans le signe du Lion, et c’est le plus malsain qui soit, encore qu’il fasse porter des fruits. Alors en effet commencent les jours de la canicule qui apportent avec eux beaucoup de maux. La chaleur y est si forte et si anormale qu’en plusieurs lieux les plantes et les arbres se dessèchent, les poissons dans l’eau languissent et meurent, et parfois les hommes eux-mêmes en deviennent malades et périssent. La cause n’en est point d’ailleurs seulement au soleil, car les mêmes effets devraient se produire partout et pour tous. Mais cela tient aussi à une disposition morbide des corps sur lesquels le soleil exerce son influence.

De même, lorsque l’homme vient à cet état d’impatience que nous avons décrit, il entre vraiment dans la canicule. L’éclat des rayons divins se répand d’en-haut avec une ardeur si brûlante, et le cœur blessé d’amour est si embrasé à l’intérieur, lorsque grandissent les affections ardentes et les désirs impatients, que l’homme tombe dans une agitation et une souffrance comparables à celles d’une femme en travail et qui ne peut guérir.

L’homme veut-il alors porter sans cesse son regard vers son propre cœur blessé et vers l’objet aimé, le mal ne peut qu’augmenter toujours. Il se prolonge même à un tel point que l’homme finit par se dessécher dans son corps, comme l’arbre des pays trop chauds, et il meurt en ardeur d’amour et s’en va en paradis sans purgatoire. C’est bien mourir que de mourir d’amour ; cependant tant qu’un arbre peut porter de bons fruits, on ne doit ni le couper, ni l’arracher.

Parfois Dieu s’écoule en grande douceur dans le cœur ardent d’amour, qui nage alors dans les délices comme le poisson dans l’eau, tandis que dans son fond le plus intime il brûle d’ardeur et de charité, à cause de cette délicieuse immersion dans les dons divins et de la chaleur bienheureuse et impatiente que lui cause la brûlure d’amour. Et si l’on s’y attarde longtemps, les forces corporelles y périssent. Tous ceux qui sont en cette ardeur ne peuvent qu’y languir ; mais tous ne meurent point, pourvu qu’ils puissent s’y bien gouverner. ++++

CHAPITRE XXVI - D’UN AUTRE DANGER.

Je veux encore vous mettre en garde contre un autre danger, d’où pourrait vous venir grand dommage. Au temps de la grande chaleur, il tombe parfois une certaine rosée de miel de fausse douceur, qui tache le fruit ou même le gâte complètement ; et cela arrive surtout au milieu du jour, quand le soleil est dans tout son éclat ; et ce sont de grosses gouttes qui se distinguent à peine de la pluie.

De même peut-il se rencontrer des hommes, qu’une certaine lumière causée par le démon met hors de sens. Cette lumière les enveloppe et les environne ; de nombreuses images mensongères ou vraies leur sont montrées, et ils entendent beaucoup de paroles, le tout leur causant grande satisfaction. Alors parfois s’écoulent comme des gouttes de miel d’une fausse douceur, où ils se complaisent. Consentons à les estimer, elles viennent en abondance, et l’on en est facilement souillé. Car si l’on veut tenir pour vrai ce qui n’est que mensonge, parce qu’on l’a vu ou entendu, on tombe dans l’erreur, et le fruit des vertus se gâte. Mais ceux qui ont suivi le chemin décrit plus haut, et qui seraient tentés par cet esprit et cette fausse lumière, les reconnaîtront facilement, et cela ne pourra leur nuire. ++++

CHAPITRE XXVII - DE LA COMPARAISON DES FOURMIS.

Je vais proposer à ceux qui vivent dans l’ardeur d’amour un petit exemple, afin qu’ils se comportent en cet état d’une façon sage et convenable, et qu’ils parviennent ensuite à de plus hautes vertus.

Il y a un petit insecte qu’on appelle fourmi, qui est doué de force et de prudence, et qui a la vie très dure. Il habite volontiers en société de ses semblables, dans les terres chaudes et sèches. Or la fourmi travaille durant l’été, amassant de la nourriture et des grains pour l’hiver, et elle fend ces grains en deux, afin qu’ils ne se perdent ni ne se gâtent et qu’elle puisse s’en servir quand on ne trouve plus autre chose. Elle ne suit pas de routes diverses, mais elle va toujours par le même chemin, et quand elle attend le laps voulu, elle devient capable de voler.

Ainsi devront agir les hommes dont nous parlons : ils seront forts dans l’attente de la venue du Christ et prudents vis-à-vis des mirages et des paroles du démon. Ils ne choisiront pas de mourir, mais plutôt de procurer toujours la gloire de Dieu et d’acquérir pour eux-mêmes de nouvelles vertus. Ils habiteront dans l’unité rassemblée de leur cœur et de leurs puissances, obéissant à l’exigence et à l’appel de l’union avec Dieu. Leur demeure sera la terre chaude et sèche de l’impétueuse ardeur d’amour et de la grande impatience. C’est durant l’été du temps présent qu’ils devront exercer leur labeur et amasser les fruits des vertus, dont ils feront deux parts l’une qui consiste à désirer sans cesse la haute unité de jouissance ; l’autre qui doit les aider à se dominer eux-mêmes par la raison autant qu’ils pourront, attendant le temps que Dieu leur a préparé pour cela : ainsi le fruit des vertus peut-il être gardé pour l’éternité. Ils ne suivront pas de chemins détournés et n’auront point de manières singulières ; mais, à travers toutes les tempêtes, ils garderont la voie de l’amour, allant où cet amour les mène. Lorsqu’on sait attendre le temps voulu et persévérer dans toutes les vertus, l’on peut arriver à contempler, et l’on s’envole jusque dans les secrets divins.



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