Sophia

4/11/2008

Masson-Oursel: « Positivité » de la métaphysique ?

Classé dans: — admin @ 6:44 pm

« La métaphysique s’oppose aux autres sortes de connaissance en tant que zèle pour l’absolu, à l’encontre de la curiosité pour le relatif. Mais, sous prétexte que « dans l’absolu toutes les vaches sont grises », on préjuge trop souvent que le métaphysicien réfléchit dans l’abstrait ou poursuit un rêve nébuleux. L’absolu serait inexprimable et impensable. Pourtant dans une dialectique de la pure raison, qui date, en Europe, du classicisme grec, l’inconditionné régit le conditionné. Ceci déjà nous met en défiance : ne ferait-on pas tort à quelque expérience effective en scindant comme deux pôles l’absolu des métaphysiciens et le relatif de la science?

Sans doute faut-il compter avec les métaphysiciens maladroits et avec les anti-métaphysiciens incompétents; ils suffisent à répandre de la confusion. Prenons-y garde : le principal adversaire de la Métaphysique, Kant, montre sa nécessité dans la réfutation même qu’il en fait. Si le métaphysique apparaît propension naturelle (Naturanlage), contre laquelle il faudrait se défendre, mais qu’on ne saurait extirper, comment s’étonner de ce que le criticisme ait suscité une foison de dogmatismes? D’autre part, le fondateur du positivisme assure : « Tout est relatif, il n’y a que cela d’absolu » (A. Comte, Lettres à d’Eichtal) ; ce qui, quelle que soit la façon dont Comte l’a pris, peut fort bien envelopper, du même coup que la relativité de l’absolu, l’absoluité du relatif. Ainsi, de ces contempteurs de la métaphysique, l’un la reconnaît spontanément inhérente à l’acte de penser; l’autre avoue que le relatif participe de l’absolu.

Nous nous assignons pour tâche de serrer de près ce rapport particulier oü l’en soi et le pour nous ensemble s’affirment. Nous éviterons ainsi de confondre la métaphysique avec la philosophie dont elle est soit une partie soit une modalité… Durhkeim nous apprit jadis qu’une discipline sans objet est vaine : mais nous déterminerons le fait métaphysique. Lévy-Bruhl estimait que la pire condition pour apprendre est de présumer que l’on sait : nous commencerons par l’aveu d’ignorance et enquêterons sur le contenu de la de la métaphysique à travers les principales traditions philosophiques. Nous devons à Bergson cette observation aussi riche que simple : l’essentiel d’une philosophie, son origine même, c’est non pas telle « source », dérivée d’une philosophie antérieure, mais une attitude vitale du philosophe, dans son privé comme face au monde. Nous ferons notre profit de cette indication, et pour le reste, prendrons nos responsabilités, sans nous laisser émouvoir par les dithyrambes et les mépris dont on use à l’égard de la discipline étudiée.

L’impulsion qui suscita les métaphysiques anime la pensée en de bien autres usages, auxquels on ne prête ni sublimité, ni témérité ; souvent on la condamne, on l’exalte, en se méprenant sur ce qu’elle est. L’homme espère ou redoute, bénit ou maudit, avant de connaître. En dépit de nos classiques, il faut savoir que l’absolu ne se cantonne ni dans l’argument ontologique de saint Anselme et de Descartes, ni dans la déduction mathématicienne ou spinoziste. N’en déplaise à l’exubérance romantique, si proche de la « Schwärmerei », le génie ne détient pas le monopole de la création. Et si suspect que paraîtrait à Comte ce langage il y a, nous le montrerons, une positivité du métaphysique. » P. Masson-Oursel, Le fait métaphysique, PUF, 1941, V-VIII.

Kant: Prolégomènes à toute métaphysique future qui puisse se présenter comme science

Classé dans: — admin @ 6:37 pm

« Il y a des gens instruits, pour qui l’histoire de la philosophie ancienne ou moderne tient lieu de philosophie : ce n’est pas pour eux que sont écrits ces Prolégomènes. Il leur faut attendre le moment oü ceux qui s’efforcent de puiser aux sources de la raison, en auront fini avec leur tâche, et ce sera leur tour alors de porter au monde la nouvelle du résultat. Mais par contre à les en croire, rien ne peut être dit, qui ne l’ait déjà été par ailleurs ; et voilà bien en effet un moyen infaillible de prédire le futur quel qu’il soit, — car l’intelligence humaine s’étant échauffée durant des siècles et de plus d’une façon sur d’innombrables objets, on ne manquera pas de trouver un ouvrage ancien qui présente quelque ressemblance avec le nouveau quel qu’il soit.

Mon intention est de convaincre d’une chose tous ceux qui jugent utile de s’occuper de métaphysique : qu’il leur est absolument indispensable d’interrompre provisoirement leur travail, de regarder tout ce qui s’est fait jusqu’ici comme si ce n’était pas advenu (ailes bisher Geschehene als ungeschehen anzusehen), et de soulever avant tout et de prime abord la question suivante : une chose comme la Métaphysique est-elle seulement possible? (ob auch so etwas als Mctaphysik überall nur möglich sei).

Si c’est une science, d’oü vient qu’elle ne puisse obtenir, comme les autres sciences, une approbation générale et durable? Si elle n’en est pas une, d’oü vient qu’elle se gonfle continuellement de cette apparence, et qu’elle tienne l’intelligence humaine en haleine d’espoirs impossibles à éteindre et pourtant jamais comblés? Qu’on doive la convaincre de savoir ou d’ignorance, il faut une bonne fois vérifier la nature de cette prétendue science, car on ne peut en rester plus longtemps sur ce pied-là. Alors que toutes les autres sciences progressent sans cesse, il semble presque ridicule que celle-là — qui veut être la sagesse et dont chacun consulte les oracles, — en soit à tourner sur place continuellement sans avancer d’un pas. Aussi bien ses adeptes ont-ils fort diminué, et l’on ne voit pas que ceux qui se sentent assez fort pour briller en d’autres sciences, veuillent risquer leur réputation dans celle-ci, oü le premier venu, tout ignorant qu’il soit par ailleurs, prétend à un jugement décisif, parce que de fait on n’y dispose pas encore de poids et de mesures assez sürs pour distinguer d’un plat bavardage la profondeur » (trad. Florent Gaboriau). Immanuel Kant, Prolegomena zu einer jeden künftigen Metaphysik, die als Wissenschaft wird auftreten können, Riga, 1783, Vorrede.

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