Corbin (Ibn Arabi:160-161) – besoin d’une herméneutique ou ta’wîl
« Si tu déclares que telle forme est Dieu, c’est que tu l’homologues parce qu’elle est une forme d’entre les formes où il se manifeste (mazhar) ; mais si tu dis qu’elle est autre chose, autre que Dieu, c’est que tu l’interprètes, de la même manière qu’il t’incombe d’interpréter les formes vues en rêve. » Mais homologation et interprétation ne valent que simultanément, car alors dire que la forme théophanique est autre que Dieu, cela n’est nullement la déprécier comme « illusoire », c’est au contraire la valoriser et la fonder comme symbole référant au symbolisé (marmûz ilayhi), lequel est l’Etre Divin. En effet, l’être révélé (zâhir) est Imagination théophanique, et simultanément sa vraie réalité cachée (bâtin) est l’Etre Divin. C’est parce que l’être révélé est Imagination, qu’une herméneutique des formes manifestées en lui est nécessaire, c’est-à-dire un ta’wîl qui « reconduise » (selon l’étymologie du mot ta’wîl) ces formes à leur vraie réalité. Non seulement le monde du rêve mais le monde que nous appelons communément le monde de la veille, tous deux ont même et égal besoin d’une herméneutique. Mais notons bien ceci : si le monde est création récurrente (khalq jadîd) et récurrence d’épiphanies, si comme tel il est Imagination théophanique, si dès lors il a besoin d’une herméneutique ou ta’wîl, c’est donc bien la création récurrente, imperceptible aux sens, qui en dernier ressort fait que le monde soit Imagination et ait besoin d’une herméneutique tout comme les rêves. La sentence attribuée au Prophète : « Les humains dorment, à leur mort ils se réveillent », donne à comprendre que tout ce que les humains voient dans leur vie terrestre est du même ordre que les visions contemplées en songe. La supériorité du rêve sur les données positives de la veille est même là : permettre, ou plutôt requérir une interprétation qui dépasse les données, parce que ces données signifient autre chose que ce qui se montre. Elles manifestent (et tout le sens des fonctions théophaniques est là). On n’interprète pas ce qui n’a rien à vous apprendre, ne signifie rien de plus que ce qu’il est. C’est parce que le monde est Imagination théophanique, qu’il est constitué d’« apparitions » demandant à être interprétées et dépassées. Mais alors aussi c’est par la seule Imagination active que la conscience, éveillée à la vraie nature du monde comme « apparition », peut en dépasser les données, et par là se rendre apte à de nouvelles théophanies, c’est-à-dire à une ascension continue. L’opération imaginative initiale sera de typifier (tamthîl) les réalités immatérielles et spirituelles dans les formes extérieures ou sensibles, celles-ci devenant alors le « chiffre » de ce qu’elles manifestent. L’Imagination reste ensuite la motrice de ce ta’wîl qui est ascension continue de l’âme.