Sophia

20/12/2022

Corbin (Ibn Arabi:67-69) – le soufisme

CORBIN, Henry. L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî. Paris: Flammarion, 1958

Ce titre ne fait qu’énoncer le thème de l’enquête à laquelle aboutiraient normalement les pages qui précèdent, et celles-ci en limitent pour autant la généralité. En fait, il s’agirait d’analyser la situation respective de l’ésotérisme par rapport à l’Islam et par rapport au christianisme, pour discerner dans quelle mesure cette situation est homologable. Même en délimitant ainsi le champ de la recherche, on s’aperçoit qu’elle nécessiterait un minimum de travaux préalables qui nous font encore défaut. Au surplus, chaque chercheur est forcément limité par le champ de son expérience et de ses observations personnelles. Ce que l’on va en dire ici, le sera donc surtout à titre d’indication et d’esquisse.

Dans la mesure même où c’est le soufisme d’Ibn Arabi qui entraîne ici à poser la question, celle-ci prend essentiellement le sens d’une interrogation concernant la place, la fonction et la signification du soufisme comme interprétation ésotérique de l’Islam. Traiter à fond une telle question nécessiterait un grand livre dont l’heure n’est pas encore venue : l’œuvre d’Ibn Arabi est insuffisamment explorée ; trop d’œuvres appartenant à son Ecole ou qui l’ont préparée, sont encore en manuscrits ; trop de connexions que nous avons signalées, sont encore à préciser. Du moins vaut-il la peine de préciser le sens de la question posée, car celle-ci réserve des tâches bien différentes de celles qui se proposent à l’histoire et à la sociologie. Elle concerne le phénomène du soufisme comme tel, dans son essence. En faire la phénoménologie, ne consiste ni à le déduire causalement de quelque chose d’autre, ni à le réduire à quelque chose d’autre, mais à rechercher ce qui se montre à soi-même dans ce phénomène, à dégager les intentions implicites dans l’acte qui le fait se montrer. Il faut pour cela le prendre comme une perception spirituelle, et à ce titre comme une donnée aussi initiale et aussi irréductible que la perception d’un son ou d’une couleur. Or, ce que le phénomène dévoile ici, c’est l’acte de la conscience mystique se montrant à soi-même le sens interne et caché d’une révélation prophétique, parce que la situation propre du mystique est ici de se trouver aux prises avec un message et une révélation prophétique. La conjonction et l’interpénétration entre religion mystique et religion prophétique va caractériser en propre la situation du soufisme. Elle n’est concevable que chez des Ahl al-Kitâb, un « peuple du Livre », c’est-à-dire une communauté dont la religion est fondée sur un livre révélé par un prophète, parce que le Livre céleste impose la tâche d’en comprendre le vrai sens. Il est certes possible d’établir des homologies entre certains aspects du soufisme et du bouddhisme, par exemple; mais ces homologies ne seront pas du même degré que celles que l’on peut obtenir en se référant à la situation faite aux Spirituels dans une autre communauté des Ahl al-Kitâb.

Là même se noue la connexion originelle et essentielle entre le shî’isme et le soufisme. Peut-être quelqu’un imputera-t-il à de longues années passées en Iran, à la familiarité avec le soufisme shî’ite, à de chères amitiés shî’ites, le souci qui nous porte à accentuer ici cette connexion. Nous ne cherchons nullement à faire mystère d’une dette du cœur; il est trop de choses dont nous n’avons pris conscience que par la familiarité avec l’univers spirituel iranien. C’est cela précisément qui nous incite à mettre en valeur ce qui a été et continue d’être si rarement pris en considération. L’affirmation qu’à tout ce qui est apparent, littéral, extérieur, exotérique (zâhir) correspond quelque chose de caché, spirituel, intérieur, ésotérique (bâtin), constitue la revendication, scripturaire qui est à la base même du shî’isme comme phénomène religieux. Elle est le postulat même de l’ésotérisme et de l’herméneutique ésotérique (ta’wîl). Elle ne met pas en cause la qualité du prophète Mohammad comme « Sceau des prophètes et de la prophétie » : le cycle de la Révélation prophétique est clos, on n’attend plus de nouvelle shari’a ou Loi religieuse. Mais le texte littéral et apparent de cette ultime Révélation offre quelque chose qui est encore en puissance ; cette virtualité appelle l’action de personnes qui la fassent passer à l’acte, et tel est le ministère spirituel de l’Imam et des siens. C’est un ministère de nature initiatique ; sa fonction est d’initier au ta’wîl, et l’initiation au ta’wîl marque la naissance spirituelle. Ainsi la Révélation prophétique est close, mais justement parce qu’elle est close, elle postule que l’initiative de l’herméneutique prophétique reste ouverte, c’est-à-dire le ta’wîl, l’intelligentia spiritualis. La gnose ismaélienne a fondé sur l’homologie des hiérarchies célestes et terrestres cette idée du Livre saint dont le sens est en puissance. Il y a, pour elle, le même rapport entre le sens ésotérique en puissance et l’Imâm, qu’entre celle des Intelligences angéliques (la troisième) qui est l’Anthropos céleste, la forme adamique du Plérôme, et celle des Intelligences qui, émanation directe de l’archange Logos, la fait passer à l’acte. Il est impossible ici de recenser les formes et les ramifications de l’ésotérisme en Islam. On rappelle simplement l’impossibilité de les dissocier, d’étudier séparément la gnose ismaélienne, la théosophie du shî’isme duodécimain (notamment le shaykhisme), et le soufisme d’un Sohravardî, d’un Ibn ’Arabî ou d’un Semnânî.

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