Sophia

20/12/2022

Corbin (Ibn Arabi:125-126) – l’unio sympathetica

CORBIN, Henry. L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî. Paris: Flammarion, 1958

Nous voici peut-être à même d’appeler à fructifier le second indice que nous relevions précédemment dans l’expérience sophianique de « l’interprète des ardents désirs ». La dialectique d’amour, par sa mise en œuvre de l’Imagination active créatrice, a opéré au monde de celle-ci, c’est-à-dire au plan des théophanies, la réconciliation du spirituel et du physique, l’unification de l’amour spirituel et de l’amour physique dans une expérience une et unique de l’amour mystique. De cette réconciliation dépend la possibilité de « voir Dieu » (puisqu’il nous a été expressément rappelé que l’on ne peut adorer ni aimer un Dieu que «l’on ne voit pas »), non pas, certes, de cette vision dont il est dit que l’homme ne peut voir Dieu sans mourir, mais de cette vision sans laquelle l’homme ne peut vivre. Si cette vision est sa vie et non sa mort, c’est qu’elle est non pas l’impossible vision de l’Essence divine en sa nudité, en son absoluité, mais vision du Seigneur propre à chaque âme mystique, revêtu du Nom propre correspondant à la virtualité particulière de l’âme qui en est l’épiphanie concrète. Cette vision présuppose et actualise la codépendance éternelle (ta’alloq) de ce Seigneur (rabb) et de l’être qui est également son être, pour qui et par qui il est le Seigneur (son marbûb), puisque la totalité d’un Nom divin comporte le Nommé et le Nommant, l’un donnant l’être, l’autre le révélant, se mettant mutuellement « au passif » comme action l’un de l’autre, action qui est compassion, sympathesis. C’est cette interdépendance, cette unité de leur bi-unité, du dialogue où chacun tient de l’autre son rôle, que nous avons désignée comme une union mystique qui est en propre une unio sympathetica. Cette union recèle le « secret de la divinité» du Seigneur qui est ton Dieu (sirr al-robûbîya), ce secret qui est « toi » (Sahl Tostarî), et qu’il t’incombe à toi-même de soutenir et de nourrir de ton propre être ; l’union dans cette sympathesis, dans cette passion commune au Seigneur et à celui qui le fait (et en qui lui-même se fait) son Seigneur, cette union dépend de ta dévotion d’amour, de ta devotio sympathetica dont le repas d’hospitalité offert aux Anges par Abraham, est la préfiguration.

Corbin (Ibn Arabi:117-118) – Qu’est-ce donc qu’aimer Dieu ?

CORBIN, Henry. L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî. Paris: Flammarion, 1958

De tous les maîtres du soufisme, Ibn Arabi est (avec Ruzbehan de Shiraz) l’un de ceux qui ont poussé le plus loin l’analyse des phénomènes de l’amour ; il y a mis en oeuvre une dialectique très personnelle, éminemment propre à nous découvrir quel est le ressort de la dévotion totale professée par les « Fidèles d’amour ». De ce que nous avons esquissé jusqu’ici, surgit la question : Qu’est-ce donc qu’aimer Dieu ? Et comment est-il possible d’aimer Dieu ? Ce sont là des expressions que la langue religieuse emploie ailleurs comme s’il s’agissait d’évidences allant de soi. Or, ce n’est pas si simple. Ibn Arabi nous fait progresser par une double constatation : « J’en atteste Dieu, écrit-il, si nous en étions restés aux seuls arguments rationnels de la philosophie, lesquels, s’ils nous font connaître l’Essence divine, ne le font que d’une manière négative, il est sûr qu’aucune créature n’eût jamais éprouvé d’amour pour Dieu… La religion positive nous apprend qu’il est ceci et cela ; ce sont des attributs dont les apparences exotériques sont absurdes pour la raison philosophique, et cependant c’est à cause de ces attributs positifs que nous l’aimons. » Après cela seulement, il incombe à la religion de nous dire : Rien ne lui ressemble. Mais d’autre part, Dieu ne peut nous être connu que dans ce que nous éprouvons de lui, de sorte que « nous puissions le typifier et le prendre comme objet de notre contemplation, aussi bien dans l’intime de nos cœurs que devant nos yeux et dans notre imagination, comme si nous le voyions, ou mieux dit, de telle sorte que nous le voyions réellement… Il est celui qui dans chaque être aimé se manifeste au regard de chaque amant… de même que nul autre que lui n’est adoré, car il est impossible d’adorer un être sans se représenter en lui la divinité… Ainsi en va-t-il pour l’amour : un être n’aime en réalité personne d’autre que son créateur. » La propre vie d’Ibn Arabi nous fournit sur tous ces points le gage d’une expérience personnelle.
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