Corbin (Ibn Arabi:117-118) – Qu’est-ce donc qu’aimer Dieu ?
CORBIN, Henry. L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî. Paris: Flammarion, 1958
De tous les maîtres du soufisme, Ibn Arabi est (avec Ruzbehan de Shiraz) l’un de ceux qui ont poussé le plus loin l’analyse des phénomènes de l’amour ; il y a mis en oeuvre une dialectique très personnelle, éminemment propre à nous découvrir quel est le ressort de la dévotion totale professée par les « Fidèles d’amour ». De ce que nous avons esquissé jusqu’ici, surgit la question : Qu’est-ce donc qu’aimer Dieu ? Et comment est-il possible d’aimer Dieu ? Ce sont là des expressions que la langue religieuse emploie ailleurs comme s’il s’agissait d’évidences allant de soi. Or, ce n’est pas si simple. Ibn Arabi nous fait progresser par une double constatation : « J’en atteste Dieu, écrit-il, si nous en étions restés aux seuls arguments rationnels de la philosophie, lesquels, s’ils nous font connaître l’Essence divine, ne le font que d’une manière négative, il est sûr qu’aucune créature n’eût jamais éprouvé d’amour pour Dieu… La religion positive nous apprend qu’il est ceci et cela ; ce sont des attributs dont les apparences exotériques sont absurdes pour la raison philosophique, et cependant c’est à cause de ces attributs positifs que nous l’aimons. » Après cela seulement, il incombe à la religion de nous dire : Rien ne lui ressemble. Mais d’autre part, Dieu ne peut nous être connu que dans ce que nous éprouvons de lui, de sorte que « nous puissions le typifier et le prendre comme objet de notre contemplation, aussi bien dans l’intime de nos cœurs que devant nos yeux et dans notre imagination, comme si nous le voyions, ou mieux dit, de telle sorte que nous le voyions réellement… Il est celui qui dans chaque être aimé se manifeste au regard de chaque amant… de même que nul autre que lui n’est adoré, car il est impossible d’adorer un être sans se représenter en lui la divinité… Ainsi en va-t-il pour l’amour : un être n’aime en réalité personne d’autre que son créateur. » La propre vie d’Ibn Arabi nous fournit sur tous ces points le gage d’une expérience personnelle.
Mais si l’unique Aimé n’est jamais visible que dans une Forme qui en est l’épiphanie (mazhar), s’il est bien chaque fois unique pour chaque unique, c’est que cette Forme le montre, certes, mais en même temps elle le cache, puisqu’il est encore au-delà. Comment alors s’y montre-t-il, s’il est vrai qu’elle le cache et que pourtant, privé d’elle, il ne pourrait se montrer ? Quel rapport entre l’Aimé réel et la forme concrète qui le rend visible ? Il faut nécessairement entre les deux une con-spiration (persan hamdamî), une sym-pathie. Et alors quelle sorte d’amour s’adresse en réalité à cette forme qui le manifeste ? Quand cet amour est-il vrai, et quand se méprend-il en s’éprenant ? Finalement qui est l’Aimé réel, mais aussi qui est l’Amant en réalité ?
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