Sophia

19/12/2022

Shayegan (Corbin): L’herméneutique et Heidegger

Le passage de Heidegger à Sohrawardî a fait couler beaucoup d’encre : on y a décelé un signe de déception, une disparité et même un mélange incongru. Corbin s’y est expliqué clairement dans son entretien avec Philippe Nemo : « Ce que je cherchais chez Heidegger, ce que je compris grâce à Heidegger, c’est cela même que je cherchais et que je trouvais dans la métaphysique irano-islamique. » Ce que Corbin trouvait chez les penseurs iraniens était en quelque sorte un autre « climat de l’Être » (eqlîm-e wojûd, Hâfez), un autre niveau de présence, niveau qui était exclu pour ainsi dire du programme de l’analytique heideggerienne. Le « retour aux choses mêmes » que préconisait Husserl, les mises entre parenthèses, le retrait hors des croyances admises que prônaient les adeptes de la phénoménologie, ne débouchaient pas sur le continent perdu de l’âme pas plus que Heidegger, analysant les existentiaux du Dasein et la structure de la temporalité, ne parvenait à atteindre ce huitième climat ou le monde de l’imaginal. Ainsi le passage de Heidegger à Sohrawardî n’était pas uniquement un parcours ordinaire, encore moins une évolution mais une rupture, une rupture qui marquait l’accès à un autre climat de l’être, et qui ne porta tout son fruit que lorsque Corbin, isolé à Istanbul en compagnie du Shaykh al-Ishrâq, en eut peu à peu la vision immédiate.
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20/11/2008

Métaphysique et Religion (d’après M. Scheler)

Classé dans: — admin @ 10:57 pm

« Comment Max Scheler se représente-t-il son désaccord avec le thomisme? Il essaie au début de son étude (= Vom Ewigen im Menschen) de classer les diverses conceptions que l’on a pu se faire du rapport de la religion et de la philosophie. Il discerne entre autres un « système d’identité partielle » qui est précisément le thomisme : système d’identité en ce sens que l’homme peut ici obtenir par le moyen de la « raison philosophante » un « savoir certain » de vérités religieuses fondamentales, de l’existence de Dieu par exemple : dans cette mesure la religion coïncide avec la métaphysique. Mais cette identité n’est que « partielle », car on affirme aussi que pour pénétrer dans l’essence intime de Dieu il faut accueillir par la foi le contenu, développé dans la théologie positive, de la révélation in Christo. Ajoutons que le « savoir certain » qui représente l’élément d’identité passe pour un savoir médiat, obtenu exclusivement par des raisonnements qui prennent pour base l’existence et la constitution fondamentale du monde.

Scheler rejette cette première conception : non qu’il conteste à la métaphysique la possibilité de démontrer philosophiquement des propositions fondamentales posées comme vraies par la religion naturelle, — encore que selon lui cette démonstration, dissociée de toute intuition religieuse, ne conduise pas jusqu’à Dieu au sens plein du mot, mais il estime que l’affirmation religieuse, même lorsqu’elle porte sur des vérités fondamentales que la philosophie peut établir, n’est pas le terme d’un cheminement « philosophique »; non seulement elle répond en l’homme à un désir différent de celui que la métaphysique tente de satisfaire, mais elle procède d’une attitude et pour ainsi dire d’une méthode particulière : le métaphysicien s’oriente vers le Weltgrund par le moyen d’une .. activité rationnelle spontanée, alors que l’homme, en tant qu’être religieux, est en définitive passif à l’égard d’une « révélation » qui ne s’offre à lui que s’il s’ouvre à son contenu, que s’il est avide de l’ « accueillir ».

M. Dupuy, La philosophie de Max Scheler, PUF, 1959, p. 26-27.

4/11/2008

Stein: Comparaison Husserl-Saint-Thomas (à propos de la « Wesenschau »)

Classé dans: — admin @ 7:24 pm

« C’est sur le terrain de l’analyse objective de l’essence que me semble se situer la communion la plus forte entre Phénoménologie et Thomisme. Le processus de la réduction eidétique, — abstrayant de l’être en fait, et de tout ce qui est accidentel, pour rendre visible l’essence, me semble justifié — d’un point de vue thomiste, — par la distinction d’essence et d’existence en tout être créé. La question de savoir si le processus d’analyse essentielle est le même chez saint Thomas que dans la phénoménologie, exigerait au préalable une large analyse de l’abstraction et de l’intuition. L’intuition phénoménologique n’est pas simplement une contemplation de l’essence « uno intuitu ». Elle comporte une œuvre

Stein: Point de départ de la phénoménologie

Classé dans: — admin @ 7:19 pm

« La phénoménologie de Husserl est une philosophie essentielle, celle de Heidegger, une philosophie existentielle. Le moi philosophant qui est le point de départ, pour découvrir le sens de l’être (den Sinn des Seins), est chez Husserl le « pur moi » (das reine Ich); chez Heidegger, la personne humaine concrète. Peut-être cette recherche d’une philosophie existentielle est-elle à interpréter comme une réaction contre le tendance de Husserl à faire abstraction de (mot à mot « à débrayer ») de l’existence et de tout ce qu’il y a de concret et de personnel. » (« Phénoménologie », Le Saulchoir, Kain, Belgique, éd. du Cerf, P. 104-105)

« La recherche d’un point de départ absolument certain (gewiss) pour la pensée philosophique (das Philosophieren) me paraît motivée psychologiquement et fondée objectivement, par le fait de l’erreur et de l’illusion. Reconnaître une plus grande immédiateté à la sphère immanente, par comparaison avec le monde extérieur, me paraît possible, de la part même de saint Thomas (De Ver., Q. X). Assurément l’attitude naturelle spontanée (natürliche Einstellung) est originellement orientée sur le monde extérieur (pour Husserl comme pour saint Thomas), et c’est seuleinsnt la réflexion qui conduit ensuite à la connaissance des actes. Mais dans cette connaissance réfléchissante, la connaissance et l’objet ne forment, d’une certaine manière, qu’un, et on se rapproche ainsi de la connaissance divine davantage que dans la connaissance des objets externes. » (« Phénoménologie », Le Saulchoir, Kain, Belgique, éd. du Cerf, P. 109-110)

Stein: histoire de la phénoménologie

Classé dans: — admin @ 7:15 pm

« A l’origine, l’intention de Husserl n’allait pas à une métaphysique, mais à une philosophie des sciences (Wissenschaftlehre). Mathématicien, il commence par étudier les fondements des Mathématiques (dans sa « Philosophie der Arithmetik »). Mais là, butant sur les rapports intimes de la mathématique et de la logique, il fut conduit à examiner dans leur principe même l’idée et le rôle de la Logique formelle. Le tome I de ses « Logische Untersuchungen » fit époque, en marquant une rupture complète avec toutes les formes de relativisme sceptique (psychologisme, historicisme, etc.) et en marquant une orientation nouvelle de l’idée de vérité objective. Sa réflexion sur l’idée de Logique conduisit Husserl à cette conviction, que la Logique ne se présente pas à nous comme une science achevée, terminée, mais qu’elle pose une foule de problèmes à résoudre, dont il faudrait traiter après de vastes études de détail. Une série de ces recherches spéciales forme le tome II des « Logische Untersuchungen ». A cet effet, Husserl s’est constitué une méthode de recherche propre, l’analyse objective des essences… Cette orientation dans le sens des entités objectives donna aux contemporains l’impression que la phénoménologie était un renouveau des tendances scolastiques. C’est cette méthode que les premiers disciples de Husserl ont faite leur (Göttingen) : elle se révéla féconde non seulement pour la solution de problèmes logiques, mais pour l’explication (éclaircissement, Klärung) des concepts fondamentaux aux différentes sciences, ainsi que pour le fondement eidétique de la psychologie, des sciences naturelles, des sciences de l’esprit, etc. L’influence de la phénoménologie s’est traduite dans les sciences positives, — psychologie notamment et sciences de l’esprit,—par une révolution (wesentliche Umbildung) dans leur processus.

Or tandis qu’il travaillait à ses « Logische Untersuchungen », Husserl s’était convaincu d’avoir trouvé dans la méthode dont il usait, la méthode universelle pour la constitution d’une philosophie comme science stricte. Exposer cette méthode et en fonder la portée universelle, devait être l’objet des « deen zur einer reine Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie ». La recherche d’un point de départ absolument sûr (sicher) du cheminement philosophique (des Philosophierens) le conduit alors au doute cartésien modifié, à la réduction transcendantale, à la découverte de la conscience transcendantale comme d’un champ aux vastes fouilles. C’est dans les « Ideen » que se fait jour en quelques passages, pour la première fois, le tournant idéaliste. Tournant qui fut une surprise complète pour les élèves de Husserl et provoqua aussitôt la discussion qui se prolonge encore aujourd’hui. Peut-être est-ce justement cette résistance, venue du cercle de ses disciples, qui a poussé Husserl à concentrer ses efforts de plus en plus dans le sens d’un idéalisme à fonder d’une manière contraignante, et à faire de cette question le centre de sa philosophie, alors qu’elle ne l’était nullement à l’origine. » (« Phénoménologie », Le Saulchoir, Kain, Belgique, éd. du Cerf, P. 102)

Stein: Méthode phénoménologique

Classé dans: — admin @ 7:11 pm

« La déduction au sens traditionnel du terme n’est pas ce qui correspond à la méthode phénoménologique. Son processus est au contraire de « décel » (Aufweis) réflexif : d’abord, analyse régressive, qui part du monde tel qu’il nous est donné à nous dans la disposition de nature (in der natürlichen Einstellung); puis les actes et les complexes d’actes que l’on décrit, et dans lesquels le monde des choses se constitue pour la conscience; finalement le fleuve temporel (ou le flux, Zeitfluss) dans lequel les actes mêmes se constituent comme unités de durée. Alors peut commencer une description de la constitution, qui suit le processus inverse : partant de l’ultime décelable, qui est la vie actuelle du Moi transcendantal, on représente progressivement comment, à travers cette vie actuelle se constituent les actes et leurs corrélats objectifs de divers ordres, jusqu’au monde matériel des choses, et éventuellement des réalités d’un degré supérieur » (« Phénoménologie », Le Saulchoir, Kain, Belgique, éd. du Cerf, P. 101)

Merleau-Ponty: Perspectives de la Métaphysique

Classé dans: — admin @ 6:47 pm

« Ce que chacun peut dire brièvement, c’est de quelle signification peu à peu le mot de métaphysique s’est chargé pour lui, à quoi il l’oppose, à quelle intention il l’emploie. Un compte rendu de ce genre ne suffit pas à fonder le concept dont il ne donne, pour ainsi dire, que la valeur d’emploi. Il est légitime au moins comme contribution à la sociologie des idées, si la métaphysique latente qu’il découvre dans l’usage du mot est assez répandue.

Or, la métaphysique, réduite par le kantisme au système des principes que la raison emploie dans la constitution de la science ou de l’univers moral, — radicalement contestée dans cette fonction directrice par le positivisme, — n’a pas cessé cependant de mener dans la littérature et dans la poésie comme une vie illégale. Dans les sciences même elle reparaît, non pas pour en limiter le champ ou pour leur opposer des barrières, mais comme l’inventaire délibéré d’un type d’être que le scientisme ignorait et que les sciences ont peu à peu appris à reconnaître. C’est cette métaphysique en acte que nous nous proposons de circonscrire « mieux, et d’abord de faire apparaître à l’horizon des sciences de l’homme. » M. Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Nagel, 1948, p. 165-166.

« Les sciences de l’homme dans leur orientation présente, sont métaphysiques ou transnaturelles en ce sens qu’elles nous font redécouvrir, avec la structure et la compréhension des structures, une dimension d’être et un type de connaissance que l’homme oublie dans l’attitude qui lui est naturelle » (id., ib., p. 185).

« Si j’ai compris que vérité et valeur ne peuvent être pour nous que le résultat de nos vérifications ou de nos évaluations, au contact du monde, devant les autres et dans des situations de connaissance et d’action données, alors le monde retrouve son relief, les actes particuliers de vérification et d’évaluation dans lesquels je ressaisis une expérience dispersée reprennent leur importance décisive, il y a de l’irrécusable dans la connaissance et dans l’action, du vrai et du faux, du bien et du mal, justement parce que je ne prétends pas y trouver l’évidence absolue.

lot. La conscience métaphysique et morale meurt au contact de l’absolu parce qu’elle est elle-même, par-delà le monde plat de la conscience habituée ou endormie, la connexion vivante de moi avec moi et de moi avec autrui. La métaphysique n’est pas une construction de concepts par lesquels nous essaierions de rendre moins sensibles nos paradoxes; c’est l’expérience que nous en faisons dans toutes les situations de l’histoire personnelle et collective, — et des actions qui, les assumant, les transforment en raison. C’est une interrogation telle qu’on ne conçoit pas de réponse qui l’annule, mais seulement des actions résolues qui la reportent plus loin. Ce n’est pas une connaissance qui viendrait achever l’édifice des connaissances ; c’est le savoir lucide de ce qui les menace et la conscience aiguë de leur prix. La contingence de tout ce qui existe et de tout ce qui vaut n’est pas une petite vérité, à laquelle il faudrait tant bien que mal faire place dans quelque repli d’un système, c’est la condition d’une vue métaphysique du monde. Une telle métaphysique n’est pas conciliable avec le contenu manifeste de la religion et avec la position d’un penseur absolu du monde » (id., ib., p. 191-192).

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