Corbin (PM:27-30) – les théophanies
CORBIN, Henry. Le paradoxe du monothéisme. Paris: L’Herne, 1981
Par là même on peut entrevoir ce que signifient les catégories fondamentales du tawhîd ésotérique, c’est-à-dire du tawhîd sous son aspect ontologique : tawhîd de l’Essence (dhât), tawhîd des Noms et Attributs (asmâ’ et sifât), tawhîd des opérations (af’âl) ou des théophanies. Haydar Âmolî a construit la représentation imaginale de ces trois catégories du tawhîd dans trois diagrammes en forme d’arbres. Maintenant, quant à la question de savoir comment l’acte unitif du tawhîd s’accomplit sous ces trois aspects, c’est ce que l’on peut saisir en se reportant à la cosmogonie professée par l’Ecole d’Ibn ’Arabî, une cosmogonie qui est essentiellement une succession de théophanies, dont toutes les séries prennent origine dans une triple théophanie primordiale.
1) La première théophanie (tajallî awwal) est la théophanie de l’Essence à elle-même, du Soi divin absolu à soi-même (al-dhât li-dhâti-hi). C’est le niveau de la Présence ou « Dignité » (comme traduisait Ramon Lull) hénadique (hazrat ahadîya), le niveau où l’acte d’Être à l’état pur ne comporte ni définition, ni description, ni qualification, pas plus que l’unité hénadique n’a besoin, en plus d’elle-même, d’une Unité qui la fasse être-une, la détermine comme unité, puisque tout au contraire c’est elle qui est l’unifique de toutes les unités (les unifiés), celle qui monadise toutes les monades (1 x 1 x 1…). On dira que toutes les entités métaphysiques (haqâ’iq) sont dans l’Un hénadique comme l’arbre est dans le noyau, tandis que l’Un hénadique est le mystère des mystères (ghayb al-ghoyûb).
2) La seconde théophanie est celle des Noms et Attributs divins. Notons que le processus est conçu ici comme une intensification de lumière, une illumination intradivine croissante. La seconde théophanie est la détermination initiale (ta’ayyon awwal, en allemand : die Urbestimmtheit). Ici la pure essence hénadique devient contemplative, témoin de soi-même, c’est-à-dire de ses cognoscibles éternels. Ce sont tous les Noms sous lesquels elle peut être nommée, et partant tous les Attributs divins que désignent ces Noms, par exemple le Connaissant et la Connaissance, le Voulant et la Volonté, le Voyant et la Vision, etc. (On peut évoquer à un niveau correspondant le processionnal des Noms divins dans 3 Enoch en hébreu, ou celui des Dieux chez les néoplatoniciens grecs.) Le contenu métaphysique et concret auquel correspondent ces Noms et Attributs, c’est ce que l’on désigne comme les « heccéités éternelles : (a’yân thâbita), archétypes de toutes les existences concrètes individualisées (v.g. la « socratité » de Socrate). Ces heccéités éternelles répondent à la nostalgie des Noms divins aspirant à être révélés, à être investis dans des existences concrètes qui soient leurs supports. Il y a une connivence entre les Noms divins et ces heccéités, sans l’actualisation desquelles ces Noms divins (que désigne le pluriel Dieux dans l’expression Ilâh al-âliha, Dieu des Dieux) investis respectivement dans les êtres, resteraient à jamais inconnus et irrévélés. Nous sommes ici au cœur de la théogonie qui s’irradie en un troisième moment.
3) La troisième théophanie est à la fois contemplative et opérative, c’est-à-dire ontogénétique (tajallî wojûdî shohûdî). C’est la manifestation de l’être comme Lumière, la Théophanie sous les formes multiples des Noms divins, formes qui sont les supports concrets de la révélation de ces Noms divins, parce qu’elles en sont respectivement les opérations (dans l’École de Sohravardî on dira les « théurgies »). C’est cette Théophanie irradiant en formes et figures théophaniques multiples que l’on désigne en termes de cosmologie sacrale comme Nafas rahmânî, Soupir de compatissance, Nafas al-Rahmân, Respir du Miséricordieux.
Bref, la première théophanie est au niveau du mystère de l’Unité hénadique (ahadîya) que seule peut cerner la théologie apophatique ou négative (tanzîh) et qui est représentable par 1 x 1 x 1… La deuxième théophanie est au niveau de l’Unité monadique constituée (wâhidîya), unité pluralisable (1 + 1 + 1…), celle que vise la théologie affirmative ou kataphatique, lorsqu’elle énonce ou déduit les Noms et Attributs divins. La troisième théophanie est au niveau des Opérations (af’âl), ces opérations étant ces théophanies mêmes. C’est le niveau que l’on désigne comme celui de la robûbîya, celui de la condition seigneuriale, parce que c’est celui où fait éclosion la pluralité des Seigneurs divins (Arbâb), celle-là justement qui fonde l’ontologie intégrale, le pluralisme métaphysique, donc niveau de l’intégration de l’intégration, différenciation seconde succédant à l’intégration pure et simple, laquelle abolissait le plusieurs, le multiple. C’est donc le dénouement de la théogonie dont dépend le rapport entre le Dieu-Un unifique et les théophanies ou Dieux multiples. On vient de le dire : ce rapport est défini comme condition seigneuriale, robûbîya.
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