Sophia

19/12/2022

Corbin (PM:28-30) – l’initiation

CORBIN, Henry. L’Homme de lumière dans le soufisme iranien, 2e éd., Éditions « Présence », 1971

Dès lors tout récit évoquant l’atteinte à la Nature Parfaite présentera une scénographie d’initiation, que ce soit en songe ou à l’état de veille. Elle est atteinte au centre, c’est-à-dire en un lieu rempli de Ténèbres qui vient à s’illuminer d’une pure lumière intérieure. Tel est, au cours du même ouvrage, le récit d’Hermès : « Lorsque je voulus mettre au jour la science du mystère et de la modalité de la Création, je rencontrai une voûte souterraine remplie de ténèbres et de vents. Je n’y voyais rien à cause de l’obscurité, et ne pouvais y maintenir de lampe à cause de l’impétuosité des vents. Alors voici que pendant mon sommeil une personne se montra à moi sous une forme de la plus grande beauté. Elle me dit : Prends une lampe et place-la dans un verre qui la protège des vents; alors elle t’éclairera malgré eux. Entre ensuite dans la chambre souterraine; creuse en son centre et extrais de là certaine image théurgique modelée selon les règles de l’Art. Lorsque tu auras extrait cette Image, les vents cesseront de parcourir cette chambre souterraine. Creuse alors aux quatre coins de celle-ci : tu mettras au jour la science des mystères de la Création, des causes de la Nature, des origines et des modalités des choses. Alors je lui dis : Qui donc es-tu ? Elle me répondit : Je suis ta Nature Parfaite. Si tu veux me voir, appelle-moi par mon nom. »

Ce même récit sera également rapporté, terme pour terme, à Apollonios de Tyane (Balînâs en arabe), dans un écrit qui lui est attribué. L’épreuve d’initiation personnelle consiste ici dans les efforts de l’homme de lumière, Phôs, devant qui la Ténèbre du secret primordial se métamorphose en une Nuit de lumière. C’est dans cet effort vers le centre, le pôle et « les Ténèbres aux abords du pôle », que soudain se manifeste le Guide de lumière, la Nature Parfaite. C’est elle qui initie au geste qui porte la lumière dans cette Nuit : extraire l’Image qui est la primordiale révélation de l’Absconditum. L’initié ayant mis la lampe sous un verre, comme le lui prescrit la Nature Parfaite, pénètre dans la chambre souterraine; il voit un shaykh qui est Hermès et qui est sa propre image, siégeant sur un trône et tenant dans les mains une tablette d’émeraude, portant en arabe une inscription dont l’équivalent latin serait ceci : hoc est secretum mundi et scientia Artis naturae. La syzygie de l’homme de lumière et de son Guide de lumière s’établit en faisant de Phôs le porte-lumière, φώσφορος, car c’est à lui et par lui que la Nature Parfaite, son guide, révèle le secret qu’elle est en elle-même : le secret de lumière de la Nuit divine inaccessible.

Dès lors leur union syzygique est si intime que le même rôle est assumé alternativement, voire simultanément, par Hermès et par sa Nature parfaite. C’est ce que suggèrent les textes sohravardiens faisant mention de la Nature Parfaite, notamment le psaume au lyrisme passionné déjà évoqué ci-dessus, et les liturgies « sabéennes » connaissant la même situation caractéristique. Hermès est le prophète de la Nature Parfaite; en l’initiant à la sagesse, celle-ci l’a initié à son culte, lui apprenant sous quelle forme de prière l’invoquer et lui demander d’apparaître (un dhikr hermétiste) ; c’est ce culte personnel qu’Hermès a enseigné aux Sages, leur prescrivant de célébrer entre eux, deux fois par an au moins, cette liturgie personnelle de leur Nature Parfaite. Or, voici qu’une liturgie sabéenne s’adressant à Hermès, l’invoque lui-même à son tour dans les termes mêmes que la Nature Parfaite lui avait enseigné à adresser à elle-même. Beaucoup mieux qu’une théorie, c’est l’attestation expérimentale, fournie par la mise en acte d’une prière, du rapport que le propre psaume de Sohravardî indique en désignant la Nature Parfaite simultanément comme l’Enfantant et comme l’Enfanté. C’est le même rapport, on le verra, qui est impliqué dans la notion proprement soufie du shâhid, le témoin-de-contemplation : c’est soi-même que contemple le soufi en contemplant le témoin théophanique; le Contemplant devient le Contemplé, et réciproquement ; situation mystique qu’exprime l’admirable formule eckhartienne : « Le regard dont je le connais est le regard même dont il me connaît. »

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