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19/12/2022

Corbin (TC:206-209) – la forme du Temple de la Ka’ba

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CORBIN, Henry. Temple et contemplation. Paris: Flammarion, 1980

La manière dont notre philosophe shî’ite, Qâzî Sa’îd Qommî, nous exerce, par exemple, à méditer la forme du Temple de la Ka’ba, va nous en être l’illustration convaincante. Mais il importe tout d’abord de bien avoir présentes à la pensée les prémisses de cette figuration du Temple qui porte en elle tout le secret de la vie spirituelle, parce qu’elle figure les étapes de l’itinéraire mystique.

En effet, pour que soit possible une méditation qui, de niveau en niveau d’être, transfigure son objet, il faut disposer d’un schéma du monde où les univers s’étagent en degrés de lumière et de pureté croissantes. Telle est précisément la figuration cosmologique que l’on retrouve dans toute la tradition théosophique de l’Islam. Chez le philosophe shî’ite, Qâzî Sa’îd Qommî, que nous allons suivre là où il en fait l’application au sens ésotérique de la forme du Temple de la Ka’ba et des rites du pèlerinage, nous trouvons ce schéma traditionnel avec quelques précisions originales. Il y a trois catégories d’univers : il y a le monde du phénomène (‘âlam al-shahâdat), le domaine des choses tombant sous la perception des sens (‘âlam al-molk). Il y a le monde suprasensible (ghayb), monde de l’Âme ou des Anges-Âmes, couramment désigné sous le nom de malakût, « lieu » du mundus imaginalis dont l’organe de perception propre est la connaissance imaginative. Il y a le monde intelligible des pures Intelligences ou Anges-Intelligences, que l’on désigne couramment comme le jabarût, et dont l’intuition intellectuelle, est l’organe de perception approprié.

À ces trois catégories d’univers notre philosophe rapporte trois catégories d’espace et trois catégories de temps : il y a le temps obscur et dense (zamân kathîf) du monde sensible ; il y a le temps subtil (z. latîf) du monde imaginal du malakût ; il y a le temps plus subtil encore, le temps absolument subtil (z. altaf) du monde de l’Intelligence. La différenciation de ces catégories d’espace et de temps a son origine en autant de différenciations spécifiques du mouvement, depuis le mouvement des choses naturelles en devenir jusqu’au pur mouvement spirituel (harakat ma ’nawîya). Les espaces différenciés sont eux-mêmes totalisés dans la notion d’une énergie initiale dont le mouvement engendre la forme de spatialité à laquelle s’origine tout ce qui prend forme dans l’être — spirituel aussi bien que matériel — et désignée tantôt comme Nafas al-Rahmân (le Respir du Miséricordieux), tantôt comme la Nuée primordiale (’amâ’) (1). Par ces précisions, notre philosophe se trouve à l’aise pour concevoir la réalité d’événements et de formes qui sont bien des événements et des formes, mais dont le temps et le lieu ne sont point ceux de l’univers sensible auquel nous avons l’habitude, nous, de rapporter exclusivement les notions d’événement et de forme.

C’est qu’il y a entre ces trois catégories d’univers un certain nombre de relations essentielles, telles que chaque univers supérieur est la cause de celui qui lui est inférieur, et que chaque univers supérieur contient l’ensemble des univers qui sont au-dessous de lui, d’une manière plus subtile et plus éminente, et que, tout en le contenant et l’englobant, il en est simultanément l’ésotérique (bâtin), le caché, l’intérieur, le centre. C’est ainsi que chaque être du molk a un malakût qui lui est particulier, le gouverne et l’entoure, tout en lui étant intérieur (il en est l’« ésotérique »), de même que chaque être du malakût, à son tour, a un jabarût qui le domine et l’entoure (l’englobe et le contient). En d’autres termes, chaque être a une res divina (amr rabbâni), un Verbe divin (Kalimat ilâhîya) qui est son propre malakût, son « ésotérique », l’Homme intérieur, sa réalité archétypique secrète, et qui simultanément en est le Veilleur, le Gardien, comme étant la cause qui le contient et le renferme (2). Nous verrons tout à l’heure que là même est le secret de la Perle qu’un hadîth shî’ite nous rappelle, en consonance frappante avec l’hymne célèbre des Actes de Thomas (infra III, 2).

Et c’est tout cela qu’il faudrait connaître, si l’on veut connaître un être humain dans sa « forme intégrale » (à l’encontre des interprétations mutilantes dont je citais, en commençant, un exemple à propos du cas de Balzac). Car ces trois mondes ou ces trois catégories d’univers se trouvent investis dans l’être humain. Il y a du jabarût et du malakût dans l’homme : là même est l’homme essentiel, l’homme vrai, l’homme intérieur, si bien que, lorsque cet homme se retire de son enveloppe du monde phénoménal, il ne cesse pas de subsister intégralement comme homme. Saisir la réalité du malakût dans l’homme, le pouvoir configurateur de ce malakût, disons son pouvoir « idéoplastique », c’est saisir, sous l’éclairage propre à la philosophie shî’ite de Qâzî Sa’îd Qommî, la forme comme œuvre incombant à l’Esprit. Et pour le saisir ainsi, nous avons à l’envisager dans la dimension qui, pour tous nos penseurs, met l’homme « dans son Vrai », son Vrai inaliénable, à savoir sa dimension eschatologique.

Notes:

(1) Ces thèmes sont amplement développés par Qâzî Sa’îd Qommî dans le monumental commentaire qu’il a consacré au Kitâb al-Tawhîd d’Ibn Bâbûyeh (ob. 381/992), qui est un des grands textes classiques de la théologie shî’ite. Nous avons nous-même consacré toute une année de cours à ce commentaire, cf. rapport in : Annuaire de l’École pratique des Hautes-Études (Sorbonne), Section des Sciences religieuses, année 1965-1966. Ces développements sur le temps viennent au cours du commentaire du 2e hadîth du chapitre II du livre (Sharh Kitâb al-Tawhîd, ms. pers. fol. 30 ss. ; voir En Islam iranien…, t. I, pp. 179 ss.). Ils rappellent, tout en différant, les catégories du temps chez Proclus, passées ensuite chez le théosophe ismaélien Nâsir-e Khosraw et qui ont leur correspondance exacte dans la cosmologie de l’ancien Iran. Cf. notre étude sur Le Temps cyclique dans le Mazdéisme et dans l’Ismaélisme (Eranos-Jahrbuch XX/1952), pp. 185 ss.

(2) Sharh K. al-Tawhîd fol. 43 (comment, du 3e hadîth du chap. II et comment, du 35e hadîth du chap. II). Qâzî Sa’îd y insiste expressément : le ‘âlam al-mithâl est le monde perçu par la connaissance imaginative (khayâl), mais n’est nullement quelque chose d’imaginaire (amr khayâlî). Il est parfaitement existant (mawjûd), avec ses joies et ses souffrances réelles. C’est le monde imaginal (mithâlî). Il importe donc que notre vocabulaire soit très précis, pour ne pas trahir les intentions de nos auteurs. Cf. notre article sur Mundus imaginalis (cité ci-dessus n. 8).

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