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19/12/2022

Corbin (PM:30-33) –le secret de la condition seigneuriale

CORBIN, Henry. Le paradoxe du monothéisme. Paris: L’Herne, 1981

Le dire, c’est atteindre ce que l’on désigne techniquement comme sirr al-robûbîya, le secret de cette condition seigneuriale, le secret qui la fonde et la rend possible, et sans lequel elle disparaît. Les Noms divins n’ont de sens et de réalité que par et pour des êtres pour qui ils sont les formes, les théophanies sous lesquelles la divinité se révèle à son fidèle. Al-Lâh, par exemple, est le Nom qui signifie l’Essence divine revêtue de tous ses Attributs. Al-Rabb, le « Seigneur », c’est le Divin personnifié et particularisé sous l’un de ses Noms et dans l’un de ses Attributs. Ces Noms divins, ce sont les « seigneurs », les « Dieux », d’où le Nom suprême comme « Seigneur des Seigneurs » (Dieu des Dieux disent le Deutéronome et Sohravardî), « le meilleur des Créateurs », dit le Qorân.

C’est ce qu’explique ainsi Haydar Âmoli : « La divinité (olûhîya) et la seigneurialité (robûbîya) ne prennent de réalité que par le Dieu et par celui dont ce Dieu est le Dieu, par le Seigneur et par celui dont ce Seigneur est le Seigneur. » Ou encore : « L’Agent actif absolu (al-fâ’il al-motlaq) requiert un réceptable (unpatiens) absolu, comme tel est le rapport entre l’Être Divin et l’univers. De même l’Agent actif limité requiert un réceptacle déterminé et limité, comme tel est le rapport entre les Noms divins multiples et les heccéités éternelles. Cela, parce que chaque Nom divin, chaque Attribut divin, postule une forme épiphanique en propre, ce que l’on désigne comme rapport entre rabb, le seigneur, et marbûb, celui dont il est le seigneur. Ces indications attestent la pluralité des Créateurs et la multiplicité des Seigneurs (Arbâb). »

La connivence dont nous parlions tout à l’heure, entre le Nom divin et l’heccéité éternelle en laquelle ce Nom aspire à se révéler, aboutit à l’investissement de ce Nom dans une forme de manifestation (mazhar) qui lui est propre. S’ensuivent les actes d’une cosmogonie ou d’une théogonie fondée non pas sur l’idée d’une Incarnation, mais sur l’idée d’une union théophanique (union dont l’image et le miroir sont l’exemple), union théophanique du lâhût et du nâsût, du Nom divin et de la forme sensible qui est le miroir dans lequel ce Nom divin transparaît. Car l’intégralité du Nom divin, ce sont tous deux ensemble le Nom et son miroir, sa forme de manifestation, non pas l’un sans l’autre ni l’un confondu avec l’autre (à la façon d’une union hypostatique). Ce sont les deux ensemble qui constituent la totalité et la réalité d’un Nom divin. C’est cela l’ontologie intégrale fondée sur la fonction épiphanique, laquelle supporte le « secret de la condition seigneuriale ».

Rabb en effet est un nom propre qui postule et implique la relation avec celui dont il est le seigneur, son marbûb (le marbûb « porte » le Nom; son nom est théophore). Un grand mystique, Sahl Tostarî, définit ainsi le secret en question : « La condition seigneuriale divine a un secret, et c’est toi. Si ce toi venait à être enlevé, la condition seigneuriale du seigneur divin serait également abolie. » Nous avons déjà relevé ailleurs l’idée du pacte chevaleresque sous-jacente au rapport mystique du Rabb et du marbûb, du seigneur et de son vassal, son « théophore ». Il y a interdépendance entre l’un et l’autre; l’un ne peut subsister sans l’autre. C’est cela même qui, en Occident, a inspiré certains des plus beaux distiques d’Angelus Silesius : « Dieu ne vit pas sans moi; je sais que sans moi Dieu ne peut vivre un clin d’œil. » Le « secret de la condition seigneuriale divine », c’est cela. C’est ce secret qu’il ne faut pas oublier, lorsque l’on prononce, comme nous le faisions au début, les mots de « mort » et de « renaissance des Dieux ».

Ainsi disparaît le monothéisme abstrait opposant un Etant divin (Ens supremum) à un Etant créaturel. Celui-ci est intégré à l’avènement même de la seigneurialité de son seigneur. Il en est lui-même le secret. L’un et l’autre sont partenaires d’une même épopée théogonique. En vérité, ce secret s’origine à la détermination initiale, avec laquelle fait éclosion la totalité des Noms divins postulant la multitude des théophanies, donc la multiplicité du rapport entre Rabb et marbûb, liés l’un à l’autre par le même secret qui est en définitive la fonction épiphanique du marbûb. Cette fonction épiphanique s’entend au niveau d’une katoptrique (science des miroirs) ésotérique. Elle ne peut être sauvegardée, nous le comprenons maintenant, que par l’ontologie intégrale, dépassant toute antinomie de l’Un et du Multiple, du monothéisme et du polythéisme, par l’intégration de l’intégration (jam’ al-jam), intégrant le Tout unifié au Tout diversifié. Le péril de l’idolâtrie métaphysique, de la confusion entre unité de l’être et unité de l’étant, est désormais écarté. Sayyed Haydar Amolî dont nous avons déjà étudié ici à Eranos, il y a quelques années, les diagrammes ingénieux, je dirai même géniaux, illustrera dans son immense commentaire des Gemmes des sagesses des prophètes d’Ibn ’Arabî, quelques aspects de cette intégration de l’intégration, telle que la détermine le rapport authentique entre l’Un unifique et ses théophanies multiples, l’Un unifique n’étant en aucun cas une unité arithmétique se surajoutant aux unités concrètes qu’il unifie, actualise en unités. C’est pourquoi dans les diagrammes en formes de cercles, il sera toujours au centre.

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