Corbin (HL:87-91) – La lumière verte
CORBIN, Henry. L’Homme de lumière dans le soufisme iranien, 2e éd., Éditions « Présence », 1971
Lumières qui montent et lumières qui descendent : le dhikr descend dans le puits du cœur et simultanément fait sortir le mystique du puits de ténèbres. Dans la simultanéité de ces mouvements concentriques s’annoncent l’éclosion et la croissance de l’organisme subtil de lumière. Les descriptions se compliquent et s’enchevêtrent pour se résoudre chez Najm Kobrâ en la visio smaragdina à laquelle préludent ces mouvements. « Notre méthode est la méthode de l’alchimie, déclare le shaykh; il s’agit d’extraire l’organisme subtil de lumière de dessous les montagnes sous lesquelles il gît prisonnier (§ 12). » « Il peut arriver que tu te visualises toi-même comme te trouvant au fond d’un puits, et comme si le puits s’animait d’un mouvement descendant de haut en bas. En réalité, c’est toi qui es en train de monter (ibid.). » Cette ascension (que l’on se rappelle la vision d’Hermès chez Sohravardî, son ascension aux créneaux du Trône), c’est la sortie progressive hors des montagnes dont on a vu précédemment (supra IV, 2) qu’elles étaient les quatre natures élémentaires, constitutives de l’organisme physique. Les états intérieurs concomitants de cette sortie se traduisent en visualisations de déserts, voire « de cités, de pays, de maisons, qui descendent d’en haut vers toi et qui ensuite disparaissent au-dessous de toi, comme si tu voyais une digue sur le rivage de la mer s’effondrer et disparaître dans celle-ci (§ 12). »
Cette correspondance est précisément ce qui fournit au mystique un moyen de contrôle décisif sur la réalité de ces visions, une garantie contre les illusions, car elle commande l’équilibre d’une balance rigoureuse. « Il arrive que tu contemples de tes yeux ce dont tu n’avais encore qu’une connaissance théorique par l’intellect. Lorsque tu visualises une mer où tu es plongé mais que tu es en train de traverser, sache que c’est l’anéantissement des exigences superfétatoires s’originant à l’élément Eau. Si la mer est limpide et qu’il y ait en elle des soleils immergés ou des lumières ou un flamboiement, sache que c’est la mer de la gnose mystique. Lorsque tu visualises une pluie qui descend, sache que c’est une rosée qui descend des lieux de la Miséricorde divine, pour vivifier les terres des cœurs ensommeillés dans la mort. Lorsque tu visualises un flamboiement dans lequel tu es tout d’abord enfoncé et dont ensuite tu te dégages, sache que c’est l’anéantissement des superfétations qui s’originent à l’élément Feu. Enfin, lorsque tu visualises devant toi un grand et large espace, une immensité s’ouvrant sur les lointains, tandis qu’au-dessus de toi il y a un Air limpide et pur et qu’à l’extrême horizon tu perçois des couleurs, verte, rouge, jaune, bleue, sache que cela annonce le passage par la hauteur de cet Air jusqu’au champ de ces couleurs. Or ces couleurs, ce sont celles des états spirituels intérieurement éprouvés. La couleur verte est le signe de la vie du cœur; la couleur du feu ardent et pur est le signe de vitalité de l’énergie spirituelle [La himma : cf. suora n. 71.], ce qui veut dire puissance de réaliser. Ce feu est-il terne, il dénonce chez le mystique un état de fatigue et d’adversité consécutif au combat avec le moi inférieur et le Démon. Le bleu est la couleur de ce moi inférieur. Le jaune signale un relâchement. Tout cela, ce sont des réalités suprasensibles qui dialoguent avec celui qui les éprouve dans le double langage du sentiment intérieur (dhawq) et de l’aperception visionnaire. Ce sont là deux témoins complémentaires, car tu éprouves intérieurement en toi-même ce que tu visualises par ta vue intérieure, et réciproquement tu visualises par ta vue intérieure ce que précisément tu éprouves en toi-même (§ 13). »
[89] Le shaykh formule ainsi la loi même de la balance qui permet de contrôler ces visions de lumières colorées, et d’autant plus nécessaire qu’il s’agit non pas de perceptions optiques, mais de phénomènes perçus par l’organe de la vue intérieure; la balance permet de les discriminer et de les distinguer des « hallucinations ». La discrimination s’établit en effet dans la mesure où l’on vérifie l’état intérieur réellement éprouvé, et où cet état intérieurement éprouvé est en correspondance avec celui que procurerait la perception extérieure de telle ou telle couleur. Dans cette mesure il s’agit bien non pas d’une illusion, mais d’une visualisation réelle et d’un signe, c’est-à-dire de la coloration d’objets et d’événements réels, dont la réalité, s’entend, est non pas physique mais suprasensible, psycho-spirituelle. C’est pourquoi ces photismes colorés sont au plein sens du mot des témoins, témoins de ce que tu es, de ce que vaut ta vision, et préfigurent la vision du « Témoin céleste » personnel. L’importance de la couleur verte (la couleur du pôle) ressort de tout ce contexte, puisqu’elle est la couleur du cœur et de la vitalité du cœur (§ 14); or le cœur est l’homologue du Trône, le pôle qui est le seuil de l’Au-delà. Aussi bien reconnaissons-nous ici plus d’un trait déjà porté dans le récit sohravardien de l’Exil.
« La couleur verte est l’ultime couleur qui persiste [Majdoddîn Baghdâdî (cit. F. Meier, p. 244), dans sa Tohfat al-barara, mentionne également le propos d’un shaykh caractérisant la couleur verte comme l’ultime voile de l’âme. Sur la précellence de cette couleur chez Semnânî, cf. infra VI, I.]. De cette couleur émanent des rayons, fulgurant en éclairs étincelants. Cette couleur verte peut être absolument pure; il arrive qu’elle se ternisse. Sa pureté annonce la dominante de la lumière divine ; sa ternissure provient d’un retour des ténèbres de la nature (§ 15). » De même que la montagne de Qâf (la montagne psycho-cosmique, supra III, I) prend tout entière la coloration du Rocher d’émeraude qui en est le sommet (le pôle, le nord cosmique), de même « le cœur est un organe subtil qui prend le reflet des choses et des réalités suprasensibles qui font cercle autour de lui. La couleur de la chose se reproduit dans l’organe subtil (latîfa) auquel elle fait face, de même que les formes se réfléchissent dans les miroirs ou dans une eau parfaitement pure… Le cœur est une lumière dans la profondeur du puits de la nature, comme la lumière de Joseph dans le puits où il avait été jeté (§ 16). »
Dès lors voici qu’à cette lumière, prennent figure les péripéties de l’ascension hors du puits. La première fois que le puits se révèle à toi, il te révèle une profondeur à laquelle ne peut se comparer aucune profondeur perçue physiquement. Tandis qu’à l’état de veille, tu étais en passe de te familiariser avec lui, lorsque tu le visualises en état de ligature des sens (ou d’« absence », c’est-à-dire dans le suprasensible, ghayba), tu es ébranlé par une telle frayeur que tu te crois sur le point de rendre l’âme. Et puis, voici qu’à l’orifice commence à briller l’extraordinaire lumière verte. Dès ce moment, se montrent à toi des merveilles que tu ne pourras plus oublier : celles du Malakût (le monde des Animae caelestes, l’ésotérique des Cieux visibles), celles du Jabarût (le monde des Kerubim, des Noms divins). Tu éprouves les sentiments les plus contradictoires : exultation, effroi, attirance. Au terme de la voie mystique, tu verras le puits au-dessous de toi. D’ici là, le puits tout entier se métamorphose en puits de lumière ou de couleur verte. « Ténèbres au début, parce qu’il était la demeure des démons, le voici maintenant lumineux de lumière verte, parce qu’il est devenu le lieu où descendent les Anges et la Compatissance divine (§ 17). » Najm Kobrâ atteste ici les angélophanies qui lui furent dispensées : la sortie du puits sous la conduite de quatre Anges qui l’entourent; descente de la sakîna (la shekhina), groupe d’Anges qui descendent dans le cœur; ou bien vision d’un Ange unique l’enlevant comme fut enlevé le Prophète (§§ 19-21). [« Sache que vers cette station mystique — Demeure de la condition seigneuriale et de ta puissance — quatre Anges enlèvent le mystique : un à sa droite, un à sa gauche, un au-dessus de lui, un au-dessous de lui… (§ 19). » Sur cette quaternité, figurant un symbolisme du centre, cf. notre commentaire des « Confessions extatiques de Mir Dâmad » (ci-dessus n. 20) ; une même tétrade angélique figure dans le Summum Bonum de Robert Fludd, éd. 1629. « Le plus souvent les Anges surviennent par derrière. Parfois ils viennent d’en haut. De même la Sakîna : c’est un groupe d’Anges qui descendent dans le cœur ; leur survenue fait éprouver dans le cœur quiétude et apaisement. Ils te ravissent si totalement à toi-même qu’il ne te reste plus aucune liberté de te mouvoir ni de parler, aucune possibilité de penser à autre chose qu’à l’Etre divin (!) 21). » « Un Ange m’enleva. Il vint dans mon dos, me prit dans ses bras et m’enleva ; puis il se tourna devant mon visage et me donna un baiser. Sa lumière étincelait dans mon regard intérieur. Ensuite il dit : Au nom de Dieu tel qu’il n’en est point d’autre que lui, le Compatissant, le Miséricordieux. Puis il monta encore un peu avec moi. Puis il me déposa de nouveau (§ 23). »].
Et ce sont tous les Cieux spirituels, les Cieux intérieurs de l’âme, les sept plans de l’être ayant leurs homologues dans l’homme de lumière, qui s’irisent dans l’arc-en-ciel de la visio smaragdina. « Sache que l’exister n’est pas limité à un acte unique. Il n’y a point d’acte d’être tel que l’on ne découvre au-dessus de lui un acte d’être encore plus déterminé et plus beau que le précédent, jusqu’à ce que l’on aboutisse à l’Etre divin. Pour chaque acte d’être, sur le parcours de la voie mystique, il y a un puits. Les catégories de l’être sont limitées à sept ; c’est ce à quoi fait allusion le nombre des Terres et des Cieux [Sur les sept Cieux, cf. Qorân 67: 3 et 78 : 12 ; sur les sept Terres, Safinat Bihar al-Anwâr, 1, 661. Sur l’amplification de ce thème dans l’école shaykhie. cf. notre livre Terre céleste, p. 133, n. 86.]. Lors donc que tu as fait l’ascension des sept puits dans les différentes catégories de l’exister, voici que se montre à toi le Ciel de la condition suzeraine (robûbîya) et de la puissance. Son atmosphère est une lumière verte dont la viridité est celle d’une lumière vitale, parcourue d’ondes éternellement en mouvement les unes vers les autres. Il y a dans cette couleur verte une telle intensité que les esprits humains n’ont pas la force de la supporter, ce qui ne les empêche pas de s’éprendre pour elle d’un amour mystique. Et à la surface de ce Ciel se montrent des points d’un rouge plus intense que le feu, le rubis ou la cornaline, et qui apparaissent rangés en groupes de cinq. Le mystique éprouve à leur vue nostalgie et ardent désir; il aspire à se conjoindre avec eux (§ 18). »
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