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19/12/2022

Corbin (ARV:39-41) – le symbole et l’allégorie

CORBIN, Henry. Avicenne et le récit visionnaire. Berg, 1979

Le symbole n’est pas un signe artificiellement construit; il éclôt spontanément dans l’âme pour annoncer quelque chose qui ne peut pas être exprimé autrement; il est l’unique expression du symbolisé comme d’une réalité qui devient ainsi transparente à l’âme, mais qui en elle-même transcende toute expression. L’allégorie est une figuration plus ou moins artificielle de généralités ou d’abstractions qui sont parfaitement connaissables ou exprimables par d’autres voies. Pénétrer le sens d’un symbole n’équivaut nullement à le rendre superflu ni à l’abolir, car il reste toujours la seule expression du signifié avec lequel il symbolise (1). On ne peut jamais prétendre l’avoir dépassé une fois pour toutes, à moins précisément de le dégrader en allégorie, d’en fournir des équivalences rationnelles, générales et abstraites. L’exégète doit prendre garde qu’il se ferme alors la voie du symbole conduisant hors de ce monde. « Mithâl » est donc symbole et non allégorie. Les schémas formés sur la même racine sont à préciser dans le même sens. « Tamthîl » n’est pas une « allégorisation », mais la typification, l’exemplification privilégiée d’un archétype (2). « Tamaththol » c’est l’état de la chose sensible ou imaginale qui possède cette investiture de l’archétype, et cette investiture en la faisant symboliser avec lui, l’exhausse à son maximum de sens. L’exhaussement peut en certains cas la faire comprendre comme une hypostase.

La rigoureuse connexion du symbole avec le symbolisé distingue au mieux le symbole de l’allégorie, car il est impossible de briser cette connexion, de l’étendre et de la disperser en un réseau infini de significations, en ne faisant, au même niveau de l’être et sur le même plan spirituel, que substituer au déjà exprimé quelque chose qui pourrait toujours être exprimé autrement. Transmutation du sensible et de l’imaginal en symbole, retour du symbole à la situation qui le fit éclore, ces deux mouvements ouvrent et referment le cercle herméneutique. C’est pourquoi, si l’exégèse des symboles ouvre en hauteur et en profondeur une perspective peut-être sans limite, ce n’est là nullement une regressio ad infinitum sur le même plan de l’être, ainsi qu’un entendement rationnel pourrait en formuler l’objection (3). Cette objection trahirait une méconnaissance profonde de ce qui différencie la propriété d’un symbole et la généralité d’une allégorie, l’éclosion d’une vision symbolique et la cristallisation d’une pensée en un dogme. Il ne s’agit ni de substituer au symbole une explication rationnelle, ni de fixer en un énoncé dogmatique l’évidence rationnelle ainsi obtenue par réduction. Il s’agit d’atteindre à ce qui fut l’expérience de l’Âme chez une âme, de pressentir à quoi tend — non pas de déduire causalement d’où vient — l’Événement qui s’appelle « wilâdat-e rûhânî », naissance spirituelle.

Notes:

(1) C’est une question très actuelle pour l’herméneutique en général, cf. Jean Daniélou, Origène, Paris 1948, pp. 145 ss. (sur les confusions commises à l’égard d’Origène, entre typologie et allégorie); G. G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive, trad. M.-M. Davy, Paris 1950, pp. 39-41; notre étude sur Rituel sabéen et Exégèse ismaélienne du rituel (Eranos Jahrbuch xix), Zurich 1951, pp. 230 ss.

(2) D’où le titre persan choisi pour le présent ouvrage dans l’édition réservée à la Collection du Millénaire, « tamthîl-e ‘erfânî [typification de la gnose].

(3) Cette objection a été formulée par le commentateur persan de Hayy ibn Yaqzân, cf. notre trad. p. 23 et nos Notes et Gloses pp. 78-79 n. 61-64; comparer notre Étude préliminaire pour… Nâsir-e Khosraw, pp. 70 ss. (sur le ta’wîl comme exégèse symbolique).

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