Prenons un autre exemple le mot scandale.
Comme le fait remarquer Pierre Bonnard dans son commentaire de l’Évangile selon saint Matthieu (p. 269), " le verbe skandalizein (" scandaliser ") est du mauvais grec qui vient directement des textes tardifs de la Septante (Daniel, Siracide). Faisant probablement allusion à cette même parole de Jésus (Mat. 18, 6) que la tradition lui avait transmise, Paul, quelques années plus tôt, jugeait nécessaire d’expliquer le mot grec skandalon par un autre terme plus accessible à ses lecteurs (proskomma, Rom. 14, 13 ; I Cor. 8, 9) ; on voit que la transmission des paroles de Jésus bien loin d’être mécanique, obéissait aux nécessités régionales de la catéchèse . "
Si les mots " scandale ", " scandaliser ", étaient déjà obscurs pour les contemporains de Paul, dans les années 5o ou 6o, combien plus pour nous, 19 siècles plus tard, alors que le sens génuine du mot grec nous échappe...
Traduire skandalon par " scandale ", et skandalizein par " scandaliser ", c’est en fait ne pas traduire du tout.
Pire, c’est induire en erreur, car aujourd’hui le mot " scandale ", dans le langage courant, signifie tout autre chose que skandalon dans la langue biblique.
Les mots français " scandale ", " scandaliser ", proviennent du latin ecclésiastique scandalum, qui signifie " piège, obstacle contre lequel on bute ".
Le mot latin scandalum traduit le mot grec skandalon, qui signifie : " piège placé sur le chemin, obstacle pour faire tomber ".
Le mot grec skandalon est à rapprocher de la racine sanscrite : skandati, sauter, qui a donné le latin scanda.
Le mot grec skandalon, dans la version des Septante, traduit plusieurs mots hébreux différents, dont les deux principaux sont : 1. Moqesch et 2. Mikeschol.
Les LXX ont traduit dans ces deux cas le mot hébreu moqesch par le mot grec : proskomma, qui signifie : l’obstacle contre lequel on se heurte, heurt, achoppement.
En somme, proskomma et skandalon sont à peu près synonymes.
L’autre mot hébreu, qui a été traduit en grec par les LXX par le mot skandalon, c’est mikeschol, qui vient du verbe kaschal, qui signifie : buter avec le pied, trébucher, parce qu’on n’y voit pas.
Dans les LXX, ce verbe n’est pas traduit par skandalizein, mais par proskoptein.
Il est vraisemblable, écrit Stählin, que le mot teqal et celui que le rabbi Ieschoua utilisait, et qui a été traduit par skandalizô.
Par cette petite enquête, on voit que les termes skandalon, et skandalizein, qu’on peut lire dans le Nouveau Testament grec, et qui sont traduits en français par " scandale " et " scandaliser ", ne signifient pas, et de loin, ce qu’on entend communément aujourd’hui par " scandale " et " « scandaliser ».
Pour une oreille française en cette seconde moitié du XXe siècle, un scandale est soit une affaire de moeurs, soit une affaire financière louche ou frauduleuse, et encore faut-il qu’elle soit connue pour telle ! La débauche ou la fraude ne sont scandaleuses que si elles sont connues. Le scandale " éclate " lorsque le public en prend connaissance. Définition de Littré : " Éclat fâcheux que cause une affaire de mauvais exemple. "
Si donc on se contente de traduire, ou plutôt de transcrire skandalon par " scandale " et skandalizein par " scandaliser ", non seulement on ne traduit pas - on ne fait que reproduire le son du mot grec - mais de plus on oriente le lecteur moderne dans une direction qui n’est certes pas celle dans laquelle était orienté l’auditeur du rabbi Ieschoua lorsqu’il parlait, en araméen, de taqalah.
Pour retrouver le sens de ce mot araméen traduit en grec par skandalon, il faut faire la généalogie du terme, et voir comment il s’emploie dans les livres saints des Juifs. (Claude Tresmontant)