Sophia

10/10/2010

Le corps dans le monde : amorce du dialogue

Classé dans: — admin @ 1:45 am

L’expérience spécifique de la finitude se présente d’emblée comme une expérience corrélative de limite et de dépassement de limite.

Cette structure paradoxale de l’exister humain doit être décrite comme telle et non brisée en deux; comme si on pouvait, dans un premier temps, mener à bien une description de l’être-au-monde (par exemple dans la perception ou dans l’affectivité) puis, dans un second temps, amorcer le dépassement de cet être-au-monde (par exemple par la parole ou le vouloir). D’un seul mouvement, d’un seul jet, l’acte d’exister s’incarne et déborde son incarnation.

Par quels traits ma relation à mon corps et, par lui, au monde dénonce-t-elle du fini? A vrai dire, ce que mon corps se révèle être d’abord, c’est une ouverture sur… Avant d’être la fermeture de l’huître dont parle Platon et, à plus forte raison, le Tombeau des Orphiques, il est ouverture. Et cela de multiples façons : ouverture du besoin par quoi je manque du monde; ouverture de la souffrance elle-même par quoi je me trouve exposé au-dehors, offert à ses menaces, ouvert comme un flanc découvert; ouverture de la perception par quoi je reçois l’autre; manquer de… être vulnérable, recevoir, voilà déjà trois manières irréductibles entre elles d’être ouvert au monde.

Mais ce n’est pas tout : par l’expression, mon corps expose le dedans sur le dehors; comme signe pour autrui, mon corps me fait déchiffrable et offert à la mutualité des consciences. Enfin mon corps offre à mon vouloir un paquet de pouvoirs, de savoir-faire, amplifiés par l’apprentissage de l’habitude, excités et déréglés par l’émotion : or ces pouvoirs me rendent le monde praticable, m’ouvrent à l’ustentisilité du monde, par les prises qu’ils me donnent sur le monde.

Ce n’est donc pas la finitude que je trouve d’abord mais l’ouverture. Quels traits de cette ouverture la qualifient comme finie? Est-ce seulement la dépendance au monde inscrite dans l’ouverture? (le fait de manquer de… de subir… de recevoir… d’exprimer… de pouvoir?). Kant semblait l’admettre tacitement puisqu’il dit nous autres, êtres finis, pour désigner des êtres qui ne produisent pas la réalité de leurs pensées, mais la reçoivent, par opposé à un être doté d’une intuition originaire, au sens de créatrice, qui n’aurait plus d’objet mais se donnerait ce qu’il voit (Ent-stand et non plus Gegen-stand).

Or il est difficile de tenir le monde pour une limite de mon existence. Ce qu’il y a de bouleversant dans le rôle médiateur du corps, c’est qu’il m’ouvre sur le monde; autrement dit, il est l’organe d’une relation intentionnelle dans laquelle le monde n’est pas la borne de mon existence mais son corrélat.

P. Ricoeur, Négativité et Affirmation, in Aspects de la Dialectique, Recherches de Philosophie, II, Desclée De Brouwer, 1956, p. 102-103.

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