Sophia

20/8/2011

Peuple vs multitude: Hobbes et Spinoza

Classé dans: — admin @ 4:32 pm

Extrait de Paolo Virno, “Grammaire de la multitude

Je considère que le concept de multitude, par opposition à celui, plus familier, de «peuple», est un outil décisif pour toute réflexion sur la sphère publique contemporaine. Il faut avoir à l’esprit que l’alternative entre «peuple» et «multitude» a été au centre des controverses du XVIIe siècle, au plan pratique (fondation des Etats centraux modernes, guerres de religion, etc.) et au plan théorico-philosophique. Ces deux concepts opposés l’un à l’autre, forgés au feu de contrastes très marqués, ont joué un rôle de première importance dans la définition des catégories politico-sociales de la modernité. Ce fut la notion de «peuple» qui l’emporta. «Multitude» est le terme perdant, le concept qui a eu le dessous. Pour décrire les formes de la vie en société et l’esprit public des grands Etats qui venaient de se constituer, on ne parla plus de multitude, mais de peuple. Reste à se demander si aujourd’hui, à la fin d’un cycle long, cette ancienne dispute n’est pas en train de se réouvrir; si aujourd’hui, alors que la théorie politique de la modernité subit une crise radicale, la notion autrefois déboutée ne témoigne pas d’une extraordinaire vitalité, prenant ainsi une revanche retentis.

Hobbes et Spinoza sont les pères putatifs des deux polarités, peuple et multitude. Pour Spinoza la multitudo désigne une pluralité qui persiste comme telle sur la scène publique, dans l’action collective, dans la prise en charge des affaires communes, sans converger vers un Un, sans s’évaporer sur un mode centripète. Multitude est la forme d’existence sociale et politique du Nombre1 en tant que Nombre: forme permanente, non épisodique ou interstitielle. Pour Spinoza, la multitudo est la clef de voûte des libertés civiles (cf. Spinoza 1677).

Hobbes déteste la multitude – j’utilise à dessein un terme passionnel, bien peu scientifique – il se déchaîne contre elle. Dans l’existence sociale et politique du Nombre en tant que Nombre, dans la pluralité qui ne converge pas vers une unité synthétique, il voit le pire danger pour l’«empire suprême», c’est-à-dire pour ce monopole de la décision politique qu’est l’Etat. La meilleure façon de comprendre la portée d’un concept – celui de multitude dans le cas qui nous occupe – est de l’examiner avec les yeux de celui qui l’a combattu avec ténacité. C’est précisément celui qui veut l’éliminer de l’univers théorique et pratique qui en saisit toutes les implications et les nuances.

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