Sophia

20/8/2011

Le miracle selon Wittgenstein

Classé dans: — admin @ 5:18 pm

Extrait de PAOLO VIRNO, “MIRACLE, VIRTUOSITÉ ET DÉJÀ VU

« L’éthique, si elle existe, est surnaturelle », affirme Wittgenstein dans sa Conférence sur l’Éthique, prononcée à Cambridge en 1930. Dans tout ce qui advient au monde et qui peut être décrit par des propositions, nous ne trouvons nulle trace du sens de la vie. Toutefois, il ne fait pas de doute que la recherche d’un tel sens constitue une expérience des plus intense. À tel point que, concernant l’éthique, on pourrait même parler d’expérience surnaturelle. Mais peut-on concevoir une expérience surnaturelle ? N’équivaut-elle pas littéralement à un miracle ? Disons que, dans une certaine mesure, elle lui est équivalente en effet : oui, l’éthique est intimement liée au miracle. Mais à condition, ajoute Wittgenstein, que l’on comprenne ce dernier de façon appropriée, en le soustrayant à l’horizon positiviste dans lequel la tradition religieuse elle-même l’inscrit la plupart du temps.

Le vrai miracle n’est pas un fait prodigieux, défiant les lois physiques et contredisant les expectatives psychologiques. « Imaginez le cas où soudain une tête de lion pousserait sur les épaules de l’un d’entre vous, qui se mettrait à rugir. Certainement, ce serait là quelque chose d’aussi extraordinaire que tout ce que je puis imaginer. Ce que je suggérerais alors, une fois que vous vous seriez remis de votre surprise, serait d’aller chercher un médecin, de faire procéder à un examen scientifique du cas de cet homme et, si ce n’étaient les souffrances que cela entraînerait, j’en ferais faire une vivisection. Et à quoi aurait abouti le miracle ? » Certes, un événement dont nous n’avons jamais vu la pareille suscite l’étonnement, mais il s’agira d’un étonnement provisoire, destiné à décroître pour enfin se dissiper tout à fait. En tant qu’il advient dans le monde, le prodige est toujours aussi un « fait », passible de description et d’analyse et à propos duquel il ne se trouve aucune raison de principe d’exclure une explication scientifique. Inutile de chercher un sens éthique à ce qui surprend et stupéfie : « En effet, vous pouvez bien imaginer n’importe quel fait, il n’est pas en soi miraculeux, au sens absolu de ce terme. »

Mais qu’est-ce qui mérite alors le nom de « miracle » ? Selon Wittgenstein, l’existence même du monde comme totalité des faits réels ou possibles. Ou, plus précisément, l’expérience du miracle consiste à éprouver de l’émerveillement pour cette existence, à trouver extraordinaire, non pas comment est le monde, mais le simple fait qu’il est… Il s’agit, en ce cas, d’un émerveillement inextinguible, dont on ne revient pas. Qu’advient-il alors de celui qui en fait l’expérience, au moment même où il en fait l’expérience ? L’« émerveillement pour l’existence du monde » est un sentiment qui témoigne tout à la fois d’une impulsion et de sa faillite : impulsion à regarder le monde du dehors (précisément comme un tout), pour en saisir la signification ; faillite due aux limites du champ visuel, soit, en d’autres termes, à l’impossibilité de représenter le milieu dans lequel on se trouve. Sans cette impulsion, ou sans cet inaccomplissement de l’impulsion, point d’« émerveillement ». Celui-ci est provoqué par le choc. Il est la marque d’une frustration instructive. Le miracle suggère l’illimité, précisément et seulement à travers la perception d’une limite qui ne peut être franchie.

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