Sophia

19/12/2022

Corbin (CETC:39-42) – Xvarnah, Lumière-de-Gloire

CORBIN, Henry. Corps Spirituel et Terre Céleste. De l’Iran mazdéen à l’Iran shî’ite. Paris: Buchet/Chastel, 1979

Maintenant, la tâche sera de rechercher comment et à quelles conditions, lorsque les données de la perception sensible sont portées comme à l’état diaphane par l’imagination active (lorsque le gêtîk est saisi dans son mênôk), se profile précisément la figure de l’Ange. Cette tâche revient à préciser quelle est cette Forme imaginale comme organe par lequel l’Imagination active, en percevant directement les choses, en opère la transmutation; comment il se fait que cette transmutation accomplie, ce soit sa propre Image que les choses réfléchissent à l’âme, et comment alors cette auto-reconnaissance de l’âme instaure une science spirituelle de la Terre et des choses terrestres, telle que ces choses soient connues dans leur Ange, comme le pressentit l’intuition visionnaire de Fechner.

Entre enjeu ici une Énergie qui sacralise aussi bien l’état mênôk que l’état gêtîk de l’être, et dont la représentation est si fondamentale pour toute la vision mazdéenne du monde, qu’elle passa intégralement dans la restauration philosophique qui fut l’œuvre de Sohravardî. Cette Énergie est à l’œuvre depuis l’instant initial de la formation du monde jusqu’à l’acte final annoncé et pressenti sous le terme technique de Frashkart, lequel désigne la Transfiguration qu’accompliront à la fin de l’Aiôn les Saoshyants ou Sauveurs issus de la race de Zarathoustra. C’est cette Énergie qui est désignée par le terme de Xvarnah dans l’Avesta (persan khorreh, farreh). Plusieurs traductions ont essayé d’en cerner les contours, d’en rendre toutes les nuances. « Lumière-de-Gloire » nous semble en restituer l’essentiel, si en même temps nous conjoignons dans la pensée les équivalents grecs qui en ont été donnés : Δόξα et Τύχη, Gloire et Destin. Elle est la substance toute lumineuse, la pure luminescence qui constitue les créatures d’Ohrmazd en leur origine. « Par elle Ahura Mazda a créé les créatures nombreuses et bonnes… belles, merveilleuses… pleines de vie, resplendissantes » (Yasht xix, 10). Elle est l’Énergie de lumière sacrale qui cohère leur être, qui mesure à la fois la puissance et le destin impartis à un être, qui assure aux êtres de lumière la victoire contre la corruption et la mort introduites dans la création ohrmazdienne par les Puissances démoniaques de Ténèbres. Elle est donc associée essentiellement aux espérances eschatologiques; c’est ainsi que dans le chant liturgique dédié à Zamyât, l’Ange de la Terre, la mention des créatures de lumière dont cette Lumière-de-Gloire est l’attribut, appelle chaque fois en refrain cette doxologie : « Telles qu’elles feront un monde nouveau, soustrait à la vieillesse et à la mort, à la décomposition et à la corruption, éternellement vivant, éternellement accroissant, possédant puissance à son gré, alors que les morts se relèveront, que l’immortalité viendra aux vivants, et que le monde se renouvellera à souhait » (Yasht XIX, 11 ss.).

L’iconographie l’a figurée comme le nimbe lumineux, l’Aura Gloriae, qui auréole les rois et les prêtres de la religion mazdéenne, et elle en a transféré la représentation aux figures de Bouddhas et de Bodhisattvas, comme aux figures célestes de l’art chrétien primitif. Finalement un passage du grand Bundakishn, le livre mazdéen de la Genèse, fixe avec toute la précision désirable ce à quoi tend cet ensemble de représentations, lorsqu’il identifie le Xvarnah, cette Lumière qui est Gloire et Destin, avec l’âme même. Elle est donc, finalement et essentiellement, l’Image fondamentale sous laquelle et par laquelle l’âme se comprend elle-même, et perçoit ses énergies et ses puissances. Elle représente dans le mazdéisme ce que l’ontologie du mundus imaginalis nous a appris à discerner comme l’Imago (mithâl), la Forme imaginale. Elle est ici cette Forme imaginale de l’Âme que nous thématiserons comme Imago Animae. Alors peut-être aussi touchons-nous à la structure secrète que révèle, et qui rend possible, la vision de la Terre dans son Ange.

Cette Lumière-de-Gloire qui est la Forme imaginale de l’âme mazdéenne, c’est elle en effet qui est l’organe par lequel l’âme perçoit le monde de lumière qui lui est homogène, et par lequel elle opère initialement et directement la transmutation des données physiques, ces mêmes données qui sont pour nous des données « positives », mais qui pour elle seraient des données « insignifiantes ». C’est cette Forme imaginale même que l’âme projette dans les êtres et les choses, les portant à l’incandescence de ce Feu victorial dont l’âme mazdéenne a embrasé toute la Création, et qu’elle a perçu par excellence dans les aurores flamboyant au sommet des montagnes, là même où elle anticipait avec son propre destin la Transfiguration de la Terre.

Bref, c’est par cette projection de l’Image d’elle-même, que l’âme opérant ici la transmutation de la Terre matérielle, instaure initialement aussi une Forme imaginale de la terre, une Imago Terrae qui lui réfléchit et lui annonce sa propre Image, c’est-à-dire une Image dont le Xvarnah est aussi son propre Xvarnah. C’est alors, dans et par ce double réfléchissement de la même Lumière-de-Gloire, qu’à la vision mentale se révèle l’Ange de la Terre, c’est-à-dire que la Terre est perçue dans la personne de son Ange. Et c’est ce qu’exprime un trait admirable et profond de l’angélologie mazdéenne, sur lequel il a été à peine médité jusqu’à présent, lorsqu’il est indiqué que l’Amahraspand Spenta Armaiti, l’Archange féminin de l’existence terrestre, est la « mère » de Daênâ.

Daênâ est en effet l’Ange féminin qui typifie le Moi transcendant ou céleste; elle apparaît à l’âme à l’aurore qui suit la troisième nuit après son départ de ce monde, elle est sa Gloire et son Destin, son Aiôn. L’indication veut donc dire que de la Terre céleste, c’est-à-dire de la Terre perçue et méditée dans son Ange, est engendrée et formée la substance du Moi céleste ou Corps de résurrection. Cela veut donc dire également que le destin de la Terre confié à la puissance transfiguratrice des âmes de lumière, mène à l’accomplissement de ces âmes, et réciproquement. Et tel est le sens profond de la prière mazdéenne maintes fois répétée au cours des liturgies : « Puissions-nous être ceux qui opéreront la Transfiguration de la Terre » (Yasna 30 : 9).

Le mystère de cette Imago Animae projetant l’Imago Terrae, et réciproquement le mystère de cette Forme imaginale de la Terre « substantant » la formation du Moi total à venir, s’exprime donc en termes d’angélologie dans la relation que nous venons de rappeler. Spenta Armaiti que les textes pahlavis comprennent comme Pensée parfaite, Méditation silencieuse, et dont le nom que Plutarque traduisit excellemment par Sophia, éclaire la voie d’une sophiologie mazdéenne, — Spenta Armaiti est à la fois la « mère » de Daênâ et celle dont le fidèle mazdéen est initié dés l’âge de quinze ans à professer : « J’ai pour mère Spandarmat, l’Archange de la Terre, et pour père Ohrmazd, le Seigneur Sagesse. » Dans ce qui est ici le principium relationis, nous pouvons percevoir quelque chose comme un sacramentum Terrae mazdéen; en son essence, et d’après le nom même de Spenta Armaiti Sophia, il peut être désigné comme une géosophie, c’est-à-dire comme étant le mystère sophiamque de la Terre, dont la consommation sera la Transfiguration eschatologique (frashkart). Ce qu’il nous reste alors à préciser à grands traits ici, c’est la métamorphose du visage de la Terre vu par l’organe de l’Imagination active mazdéenne.

La perception du mystère sophianique de la Terre, de la géosophie, ne peut évidemment s’accomplir dans le cadre d’une géographie positive. Elle suppose une géographie visionnaire, ce qui a été appelé justement un « paysage de Xvarnah », c’est-à-dire un paysage préfigurant le Frashkart. Elle ne se disperse pas dans des espaces profanes préalablement donnés. Elle concentre l’espace sacral in medio mundi, au centre de vision que fixe la présence même de l’âme visionnaire (ou de la communauté visionnaire), et qui n’a pas à être située, car elle est situative d’elle-même. Les aspects géographiques, les montagnes par exemple, n’y sont plus des aspects simplement physiques; ils ont une signification pour l’âme; ce sont des aspects psycho-cosmiques constituant une géographie imaginale. Les événements qui y ont lieu consistent dans la vision même de ces aspects; ce sont des événements psychiques, ceux d’une histoire imaginale. Aussi, en ce centre se trouve le paradis de Yima, le paradis des archétypes, parce que là a lieu la rencontre des Célestes et des Terrestres.

Telle est l’Image de la Terre que va nous révéler le procédé cartographique des anciens Iraniens. De même qu’un paysage de Xvarnah ne peut être traité par un art représentatif, mais relève essentiellement d’un art symbolique, de même cette cartographie ne tend pas à reproduire les contours d’un continent. Elle modèle plutôt un instrument de méditation qui permette de gagner mentalement le centre, le medium mundi, ou plutôt d’y prendre position d’emblée. Seule une géographie visionnaire peut constituer la scène d’événements visionnaires, parce qu’elle en fait elle-même partie; les plantes, les eaux, les montagnes sont transmuées en symboles, c’est-à-dire perçues par l’organe d’une Forme imaginale qui est elle-même la présence d’un état visionnaire, et par là même sont toutes perçues in mundo imaginali. Comme les Figures célestes, les paysages terrestres apparaissent alors nimbés de la Lumière-de-Gloire, restitués en leur pureté paradisiaque, et c’est dans un décor de montagnes flamboyant aux aurores, d’eaux célestes où croissent les plantes d’immortalité, qu’ont lieu et que sont « Imaginées » les visions de Zarathoustra, ses rencontres avec Ohrmazd et les Archanges.

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