Corbin (PM:24-27) – l’ontologie intégrale
CORBIN, Henry. Le paradoxe du monothéisme. Paris: L’Herne, 1981
L’avènement de l’ontologie intégrale comporte trois moments, jusqu’au moment où l’on s’avise, comme le dit Ibn ’Arabî, que « c’est le monde qui est occulté et n’apparaît jamais, tandis que l’Être Divin est le Manifesté et n’est jamais occulté » — bref le moment de la réponse d’Adam, lorsqu’on lui demanda comment il avait accepté le fardeau que les cieux, les montagnes et toutes les créatures avaient refusé : « J’ignorais, dit-il, qu’il y eût de l’Autre que Dieu 14. » Ce pourrait être la formule de l’ontologie intégrale.
Il y a : 1) Le point de vue (maqâm, la station) que l’on appelle différenciation ou discrimination (iftirâq, farq). C’est celui de la conscience naïve distanciant les choses à l’extérieur d’elle-même et délibérant sur leur concept. C’est la « station » exotérique du monothéisme théologique (tawhîd olûhî), proclamant l’unité divine comme celle de l’Ens supremum, l’Étant qui domine tous les autres étants, sans entrevoir la question que pose l’être (l’acte d’être) de ces étants. Pour employer une image familière, disons que c’est le point de vue de celui qui ne voit que les arbres, sans voir la forêt, ou de celui qui ne voit que les lettres sans voir l’encre. 2) Il y a le point de vue que l’on appelle intégration (jam). Les unités dispersées sont rassemblées et totalisées dans un tout unique. Le danger latent ici est la confusion commise par certains soufis entre unité de l’être et unité de l’étant. À ce niveau en effet il n’y a plus d’arbres; il n’y a plus que la forêt; il n’y a plus de lettres, il n’y a plus que de l’encre et rien à lire. Tout ce qui est autre que l’étant unique, tout ce qui est « plusieurs », est réputé illusoire, inexistant. Alors : 3) Il faut atteindre au niveau qui est appelé intégration de l’intégration (jam’ al-jam), c’est-à-dire passer du Tout indifférencié au Tout différencié de nouveau. Après l’intégration de la diversité à l’unité, doit venir l’intégration de l’unité à la diversité reconquise. C’est la différenciation seconde (farq thânî) succédant à la première intégration. C’est la vision intégrale que possède le Sage intégral : vision intégrale du Dieu-Un et des formes divines multiples. De nouveau les arbres réapparaissent. On voit et la forêt et les arbres, et l’encre et les lettres. L’uni-totalité intégrée est elle-même alors intégrée dans la diversité de ses parties composantes. Les mathématiciens parlent de fonctions. Ici nous avons la mazharîya, la fonction épiphanique qui exprime le rapport entre l’Un-être et ses théophanies. C’est donc le passage de l’unité monolithique excluant le « plusieurs », et par là excluant toute idée de fonction épiphanique, à l’unité hénadique qui, elle, est l’explication du « plusieurs » dont elle fonde les fonctions épiphaniques. Pour évoquer de nouveau le Parménide commenté par Proclus, nous dirons que les deux premiers moments que l’on vient de décrire, auraient respectivement pour correspondants les physiciens de l’École ionienne et les métaphysiciens de l’École italique, celle de Parménide et de Zénon d’Élée. Les uns et les autres se rencontrent à Athènes, où ils sont venus célébrer la fête des Panathénées. Célébrer cette fête c’est trouver dans l’École attique de Socrate et de Platon, la médiatrice exhaussant les deux extrêmes à un niveau supérieur. Athènes est la cité emblématique d’où s’élève l’harmonie théogonique entre le Dieu-Un et les Dieux multiples. Cette harmonie correspondrait à ce qui est appelé ici « intégration de l’intégration ». Certes, il y a eu de nombreuses discussions chez les maîtres spirituels de la théosophie islamique et du soufisme concernant le rapport entre le tawhîd simple (sirf) et le tawhîd intégral. La marche conduisant à l’intégration de l’intégration, c’est-à-dire à la seconde différenciation, celle qui, succédant à la première intégration, instaure enfin en sa vérité le pluralisme métaphysique, — cette marche comporte des variantes sur lesquelles nous n’avons pas à insister ici. Cela d’autant plus que ces variantes apparaissent plutôt comme se procurant réciproquement un complément nécessaire. Pour les uns, l’intégration de l’intégration c’est la vision simultanée de l’Essence Une et des Noms et Attributs divins multiples. C’est la vision de la multiplicité dans l’unité. Pour d’autres, c’est la vision de l’Être Divin dans les théophanies (mazâhir) multiples, dans la multitude des Figures que revêtent les Noms divins en se manifestant. C’est la vision de l’unité dans la multiplicité. Ces deux interprétations sont le complément nécessaire l’une de l’autre : l’ontologie intégrale présuppose chez le Sage parfait la vision simultanée de l’unité dans la pluralité et de la pluralité dans l’unité. C’est par cette simultanéité que s’effectue la « différenciation seconde », celle-là même par laquelle le pluralisme métaphysique se trouve fondé à partir de l’Un, sans lequel il n’y aurait pas « plusieurs », mais chaos et indifférenciation. C’est donc là même le creuset où se résout et sans lequel ne pourrait se résoudre, le paradoxe du monothéisme exotérique. Mais cela même au prix de ce qui aux yeux du monothéisme exotérique ne peut être qu’un nouveau paradoxe : celui du théomonisme ésotérique le sauvant de l’idolâtrie métaphysique dans laquelle il tombe en voulant la fuir, chute qui permet l’éclosion du concept d’« hérésie ».
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