Corbin (HLSI:31-36) – Récit de l’exil occidental
CORBIN, Henry. L’Homme de lumière dans le soufisme iranien, 2e éd., Éditions « Présence », 1971
Dans l’œuvre considérable de Sohravardî trois passages principalement mettent en scène la Nature Parfaite, non point théoriquement, mais comme figure d’une expérience visionnaire ou comme interlocutrice d’une prière. Le plus explicite est celui du Livre des Entretiens où Sohravardî fait, à n’en pas douter, allusion au texte hermétiste que l’on aura pu lire ici il y a quelques pages ; une forme de lumière apparaît à Hermès ; elle projette ou insuffle en lui les connaissances de gnose. A l’interrogation d’Hermès : « Qui donc es-tu ? ». Elle répond : « Je suis ta Nature Parfaite ». Et c’est ailleurs l’invocation adressée par Hermès à sa Nature Parfaite au milieu des périls éprouvés au cours d’une dramaturgie d’extase, mise en scène allusive d’une épreuve initiatique vécue dans le secret personnel (où Hermès est peut-être alors le pseudonyme de Sohravardî). Or, l’heure aussi bien que le lieu de cet épisode visionnaire font intervenir les symboles du Nord, pour indiquer le passage à un monde qui est au-delà du sensible. Cet épisode est l’illustration la plus frappante du thème que nous analysons ici : la Nature Parfaite, guide de lumière de l’individualité spirituelle à qui elle « ouvre » sa dimension transcendante en lui faisant franchir le seuil… (cf. encore infra 111). La « personne » à qui dans cette extase initiatique s’adresse l’appel, est cette même Nature Parfaite à qui s’adresse le psaume composé par Sohravardî, et qui est peut-être la plus belle prière qui ait jamais été adressée à l’Ange. En ce sens, c’est une liturgie personnelle satisfaisant aux prescriptions qu’Hermès, selon les « Sabéens », avait laissées aux Sages : « Toi, mon seigneur et prince, mon ange sacro-saint, mon précieux être spirituel, Tu es l’Esprit qui m’enfanta et tu es l’Enfant que mon esprit enfante… Toi qui es revêtu de la plus éclatante des Lumières divines… puisses-tu te manifester à moi en la plus belle (ou en la suprême) des épiphanies, me montrer la lumière de ta face éblouissante, être pour moi le médiateur… enlever de mon cœur les ténèbres des voiles… » C’est cette relation syzygique que le spirituel éprouve lorsqu’il atteint au centre, au pôle; celle-là même qui se retrouve dans la mystique de Jalâloddîn Rumî comme dans toute la tradition sohravardienne en Iran, ainsi que nous l’apprend le témoignage de Mîr Dâmâd, le grand maître de théologie à Ispahan au XVIIe siècle, relation telle que comme Maryam, comme Fâtima, l’âme mystique devient la « mère de son père », omm abî-hà. Et c’est ce que veut dire encore ce vers d’Ibn’Arabî : « Je n’ai créé en toi la perception que pour y devenir l’objet de ma perception. »
Cette relation qui ne peut s’exprimer qu’en un paradoxe, est celle à laquelle ne cesse de tendre la même expérience fondamentale, nonobstant la diversité de ses formes. Cette fois, c’est tout un opuscule de Sohravardî qui en met en scène la recherche et l’atteinte : un récit visionnaire, autobiographie spirituelle, intitulée Récit de l’exil occidental. Ce récit s’apparente non plus seulement aux textes de tradition hermétiste, mais à un texte éminemment représentatif de la gnose comme de la piété manichéenne, le célèbre Chant de la Perle dans le livre des Actes de Thomas. S’il est vrai qu’un tel livre ne pouvait qu’être relégué par le christianisme officiel dans l’ombre des Apocryphes, en revanche on pourrait dire qu’il formule le leitmotiv de toute la spiritualité iranienne, telle qu’elle persiste jusque dans le soufisme. On a pu voir dans le Chant de la Perle la préfiguration de la Quête de Parsifal; on a homologué au Mont-Salvat la « montagne du Seigneur », Kûh-e Khwâjeh, émergeant des eaux du lac Hâmûn (à l’actuelle frontière de l’Iran et de l’Afghanistan), où les Fravartis veillent sur la semence zarathoustrienne du Sauveur, le Saoshyant à venir ; comme Mons victorialis, elle a été le point de départ des Mages, reconduisant la prophétologie iranienne à la Révélation chrétienne ; elle conjugue enfin le souvenir du roi Gondopharès et de la prédication de l’apôtre Thomas. Ce qu’il y a de sûr, c’est que d’une part le récit sohravardien de l’Exil prend son exorde dans le dernier acte du récit avicennien de Hayy ibn Yaqzân, et que d’autre part il y a entre le Chant de la Perle et le Récit de l’Exil un parallélisme tel, que tout se passe comme si Sohravardî avait commencé par lire lui-même l’histoire du jeune prince iranien que de l’Orient ses parents envoient en Egypte pour conquérir la Perle sans prix.
Le jeune prince dépouille la robe de lumière que ses parents lui avait tissée avec amour; il arrive en la terre d’exil ; il est l’Etranger; il essaye de passer inaperçu, pourtant il est reconnu ; on lui fait absorber les nourritures d’oubli. Et puis vient le message porté par un aigle, signé par son père et par sa mère, la souveraine de l’Orient, ainsi que par tous les nobles de Parthie. Alors le prince se souvient de son origine et de la perle pour laquelle il avait été missionné en Egypte. Et c’est la « sortie d’Egypte », l’exode, le grand Retour vers l’Orient. Ses parents envoient au-devant de lui, par deux émissaires, la robe qu’il avait quittée lors de son départ. Il ne se souvenait pas de sa forme, l’ayant quittée tout enfant : « Voici que je la vis tout entière en moi, et j’étais tout entier en elle, car nous étions deux, séparés l’un de l’autre, et pourtant un seul de forme semblable… Je vis aussi que tous les mouvements de la gnose étaient en marche en elle, et je vis encore qu’elle se préparait à parler… Je m’aperçus que ma taille avait cru conformément à ses travaux, et dans ses mouvements royaux elle se répandait sur moi. » Sans aucun doute l’auteur a exprimé ainsi de la façon la plus directe et avec une simplicité heureuse, cette bi-unité de la Nature Parfaite (représentée ici par la robe de lumière) et de l’homme de lumière guidé par elle hors de l’exil, bi-unité qui en fait échappe aux catégories du langage humain.
Tous ces thèmes se retrouvent dans le récit sohravardien de l’Exil occidental. Ici aussi l’enfant de l’Orient est envoyé en exil vers un Occident que symbolise la ville de Qayrawân, identifiée avec la cité dont parle le Qorân comme de la « cité des oppresseurs ». Reconnu par ce peuple des oppresseurs, il est enchaîné et jeté au fond d’un puits, d’où il ne peut émerger que la nuit, par instants fugitifs. Lui aussi connaît l’impuissance croissante de la fatigue, de l’oubli et du dégoût. Et puis vient un message de la famille d’au-delà, porté par une huppe, l’invitant à se mettre en route sans retard. Alors, sous la fulguration qui le réveille, c’est le départ, la quête de cet Orient qui n’est pas à l’est de nos cartes, mais au nord cosmique (de même que les Sages iraniens, dépositaires de la « théosophie orientale », tiennent leur qualification d’« orientaux » d’un autre Orient que celui de la géographie). Le retour vers l’Orient, c’est l’ascension de la montagne de Qâf, la montagne cosmique (ou psychocosmique), la montagne aux cités d’émeraude, jusqu’au pôle céleste, le Sinaï mystique, le Rocher d’émeraude. Les œuvres majeures de Sohravardî nous précisent la topologie (cf. infra III) : cet Orient, c’est la Terre mystique de Hûrqalyâ, Terra lucida, située au nord céleste. C’est là-même que s’opère la rencontre entre le pèlerin et celui qui l’enfanta (et à qui s’adressait le psaume cité ci-dessus). Nature Parfaite, Ange personnel, qui lui révèle la hiérarchie mystique de tous ceux qui le précèdent dans les hauteurs suprasensibles, et qui, montrant du geste celui qui immédiatement le précède, déclare : « Il me contient comme moi-même je te contiens. »
Situation semblable : dans l’un et l’autre récit l’exilé, l’étranger, affronte les puissances d’oppression qui veulent le contraindre à l’oubli, le rendre conforme à ce qu’exige leur magistère collectif. L’exilé fut d’abord un hérétique ; les normes une fois sécularisées en normes sociales, ce n’est plus qu’un fou, un inadapté. Son cas est désormais remédiable, et le diagnostic ne s’encombre pas de distinctions. Et pourtant la conscience mystique dispose pour elle-même d’un critère qui la rend irréductible à ces assimilations abusives : le prince d’Orient, celui du Chant de la Perle et du Récit de l’Exil, sait où il est et ce qui lui est arrivé; il a même essayé de « s’adapter », de se déguiser, mais il a été reconnu ; on lui a fait absorber les nourritures d’oubli ; on l’a enchaîné dans un puits ; malgré tout cela, il comprendra le message, et il sait que la lumière qui le guide (la lampe dans la chambre souterraine d’Hermès) n’est pas le jour exotérique de la « cité des oppresseurs ».
Qu’il y ait ici le leitmotiv de la spiritualité iranienne (l’image du puits reparaîtra avec insistance chez Najm Kobrâ), un seul autre exemple en sera encore fourni ici à l’appui. On vient de relever le parallélisme entre l’épisode des Actes de Thomas et le Récit de Sohravardî. Ce même parallélisme reparaît ailleurs. Dans une compilation dont l’état actuel ne peut être antérieur au VIIe/XIIIe siècle, et qui se présente comme une élaboration en arabe d’un texte sanskrit, l’Amrtakunda, se trouve incorporé un petit roman spirituel qui, en fait, n’est rien d’autre que le texte d’un récit attribué par ailleurs abusivement à Avicenne, sous le titre de Risâlat al-Mabdâ wa’l-Ma’âd, « Epître de l’origine et du retour », titre que portent maints ouvrages philosophiques ou mystiques, en arabe et en persan, et qui dans la perspective gnostique peut se traduire également par « la Genèse et l’Exode », c’est-à-dire la descente au monde terrestre, dans l’exil occidental, et la sortie d’Egypte, le retour chez soi.
Ici l’étranger est missionné par le seigneur de son pays d’origine (l’Orient), et reçoit avant le départ des instructions de son sage ministre. Le lieu de son exil : la cité où le peuple des sens externes et internes et des énergies physiologiques lui apparaît comme formé d’autant de personnes agissantes et tumultueuses. Finalement au cœur de la cité, il finit par se trouver un jour en présence du shaykh qui, siégeant sur un trône, est le souverain du pays. Il s’approche et lui parle; à ses gestes, à ses paroles, répondent les mêmes gestes, les mêmes paroles. Il s’aperçoit que le shaykh, c’est lui-même (cf. supra, l’initié reconnaissant dans l’image d’Hermès sa propre image). Brusquement alors, la promesse conclue avant son départ pour l’exil lui revient en mémoire. Dans son état de stupeur, il rencontre le ministre qui l’avait instruit et qui le prend par la main : « Plonge-toi dans l’eau que voici, car c’est l’Eau de la Vie ». De ce bain mystique il resurgit, ayant compris tous les symboles, décrypté tous les chiffres, et il se retrouve devant son prince : « Bienvenu sois-tu! lui dit celui-ci. Désormais te voici des nôtres ». Et le prince ayant scindé en deux le fil tissé par une araignée, le recompose en un seul en disant : 1 x 1.
Tel est également le chiffre que nous avions proposé plus haut, parce que le déchiffrer, c’est détenir la clef du secret préservant à la fois du monisme pseudo-mystique (dont la formule serait 1 = 1) et du monothéisme abstrait se contentant de superposer un Ens supremum à la multitude des êtres (n + 1). C’est le chiffre de l’union de la Nature Parfaite et de l’homme de lumière, celle que le Chant de la Perle typifie de façon si excellente : « Nous étions deux, séparés l’un de l’autre, et pourtant un seul de forme semblable. » Sans même qu’Avicenne ait à être considéré comme l’auteur de ce roman spirituel, celui-ci n’en vient pas moins confirmer le sens de son Récit de Hayy ibn Yaqzân, récit que n’ont point épargné les interprétations indigentes, impuissantes à y discerner autre chose qu’une inoffensive allégorie philosophique à leur mesure, alors que le sens profond en transparaît de page en page, parce que, comme les autres Récits de la trilogie avicennienne, Hayy ibn Yaqzân montre du geste le même Orient auquel reconduisent les récits de Sohravardî.
Commentaires
Pas encore de commentaire
Flux RSS pour les commentaires sur cet article.
Poster un commentaire
Désolé, le formulaire de commentaire est fermé pour le moment.