Sophia

19/12/2022

Corbin (HL:19-20) – Tu es moi

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CORBIN, Henry. L’Homme de lumière dans le soufisme iranien, 2e éd., Éditions « Présence », 1971

Enfin, à l’extrémité orientale du monde iranien, en Transoxiane, Najmoddîn Kobrâ (ob. 1220) oriente le soufisme d’Asie centrale vers la pratique d’une méditation attentive aux phénomènes de lumière dont le chromatisme nous dévoilera la signification et la prééminence de la Lumière verte. Et dans ce contexte reparaîtra l’homologue de la Nature Parfaite, la Figure que Najm Kobrâ désigne comme son « Témoin dans le Ciel », son « Guide personnel suprasensible », « Soleil du mystère », « Soleil du cœur », « Soleil de la haute connaissance », « Soleil de l’Esprit ».

Cette Figure, Najmoddîn Kobrâ enseigne à son disciple : « Tu es elle », :— et il illustre cette affirmation par la voix passionnée de l’amant s’adressant à l’aimé : « Tu es moi (anta anâ) ». Cependant, à nous contenter d’une terminologie courante en désignant les deux « dimensions » de cet unus-ambo comme celles du moi et du soi, nous risquerions fort de nous méprendre sur la situation réelle. Le plus souvent, le Soi désigne un absolu impersonnel ou dépersonnalisé, un acte pur d’exister qui ne saurait évidemment assumer le rôle de la seconde personne, être le second terme d’une relation dialogique. Mais l’alternative n’est ni expérimentalement ni nécessairement la divinité suprême telle que la qualifient les définitions dogmatiques. Deus est nomen relativum : c’est cette relation essentielle et essentiellement individuée qu’annonce expérimentalement la Figure apparitionnelle que nous chercherons à reconnaître ici sous ses différents noms. On ne peut entendre cette relation qu’à la lumière de la sentence soufie fondamentale : « Celui qui se connaît soi-même connaît son Seigneur ». L’identité entre soi-même et Seigneur ne correspond pas à un 1 = 1, mais à un 1 x 1. Identité d’une essence qui a été portée à sa totalité en étant multipliée par elle-même, et mise ainsi en situation de constituer une bi-unité, un tout dialogique dont les membres se partagent alternativement les rôles de la première et de la seconde personne. Ou encore l’état décrit par nos mystiques : lorsqu’au paroxysme l’amant est devenu la substance même de l’amour, il est alors l’amant et l’aimé. Mais cela, il ne le serait pas soi-même sans la seconde personne, sans toi, c’est-à-dire sans la Figure qui le fait se voir soi-même, parce que c’est avec ses propres yeux, à lui, qu’elle-même le regarde.

Il serait donc aussi grave de réduire la bi-dimensionnalité de cette unité dialogique à un solipsisme, que de la scinder en deux essences dont, chacune pourrait être soi-même sans l’autre. La gravité de la méprise serait aussi fâcheuse que l’impuissance à distinguer entre la Ténèbre ou l’Ombre démoniaque retenant captive la Lumière, et la Nuée divine de l’inconnaissance donnant naissance à la Lumière. Pour la même raison, tout recours à un schéma collectif quelconque ne peut valoir qu’à titre de procédé descriptif, pour indiquer les virtualités qui se répètent avec chaque personne et, par excellence, la virtualité du moi qui n’est pas soi-même sans son autre moi, son Alter Ego. Mais un tel schéma n’expliquerait jamais à lui seul l’événement réel : l’intervention « au présent » de la « Nature Parfaite », la manifestation du « Témoin céleste », l’atteinte au pôle, car l’événement réel implique justement la rupture avec le collectif, la rejonction avec la « dimension » transcendante qui prémunit individuellement la personne contre les sollicitations du collectif, c’est-à-dire contre toute socialisation du spirituel.

C’est par l’absence de cette dimension que la personne individuelle déchoit et succombe à de telles falsifications. En revanche, en compagnie du shaykh al-ghayb, son « Guide personnel suprasensible », elle est entraînée et orientée sur son propre centre, et les ambiguïtés cessent. Ou plutôt, pour suggérer une image plus fidèle : son « Guide suprasensible » et elle-même se situent l’un par rapport à l’autre comme les deux foyers de l’ellipse.

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