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20/12/2022

Corbin (Ibn Arabi:155-156) – l’idée de création récurrente

CORBIN, Henry. L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî. Paris: Flammarion, 1958

C’est un des termes-clefs du système théosophique d’Ibn ’Arabî ; l’idée de création récurrente, création nouvelle (khalq jadîd), met en cause la nature même de la Création. Or, nous avons déjà vu qu’il n’y a point de place dans la pensée d’Ibn ’Arabî pour une création ex nihilo, pour un commencement absolu, précédé de rien. L’existentiation d’une chose qui n’aurait pas eu déjà d’existence, une opération créatrice qui aurait eu lieu une fois pour toutes et serait maintenant achevée, constituent pour lui autant d’absurdités théoriques et pratiques. La Création comme « règle de l’être », c’est le mouvement prééternel et continuel par lequel l’être est manifesté à chaque instant sous un revêtement nouveau. L’Etre créateur, c’est l’essence ou la substance prééternelle et postéternelle qui se manifeste à chaque instant dans les formes innombrables des êtres ; lorsqu’il s’occulte en l’une, il s’épiphanise en une autre. L’Etre créé, ce sont ces formes manifestées, diversifiées, successives et évanescentes, ayant leur subsistance non pas dans leur autonomie fictive, mais dans l’être qui se manifeste en elles et par elles. La création ne signifie donc rien de moins que la Manifestation (zohûr) de l’Etre Divin caché (Bâtin), dans les formes des êtres : dans leur heccéité éternelle d’abord, dans leur forme sensible ensuite, et cela par un renouvellement, une récurrence d’instant en instant depuis la prééternité. C’est cela cette « création nouvelle » à laquelle pour le théosophe, fait allusion le verset qorânique : « Serions-Nous fatigué par la première Création, pour qu’ils soient dans le doute d’une création nouvelle ? » (50/14).

Cependant, pas un instant nous ne cessons de voir ce que nous sommes en train de voir ; nous n’avons pas conscience qu’à chaque instant il y ait existentiation et disparition, parce qu’à l’instant même de la disparition, est existentié le semblable de ce qui vient de disparaître. Nous croyons que l’existence, la nôtre par exemple, est continue dans le passé et dans l’avenir, et cependant à chaque instant le monde revêt une « création nouvelle », revêtement qui jette aussi bien un voile sur notre conscience, puisque nous ne nous apercevons pas de ce renouvellement incessant. A chaque souffle du « Soupir de Compatissance divine » (Nafas al-Rahmân), l’être cesse, puis il est; nous cessons d’être, puis nous venons à être. En réalité il n’y a pas d’« ensuite», car il n’y a pas d’intervalle. L’instant de la disparition est l’instant même de l’existentiation du semblable (on en verra plus loin l’illustration dans l’épisode du trône de la reine de Saba). C’est que l’« Effusion de l’être » qui est le « Soupir de Compatissance », se propage dans les êtres comme l’eau qui coule dans un fleuve, se renouvelant sans cesse. Une même heccéité éternelle est revêtue d’une détermination existentielle ; elle en est dépouillée, revêtue d’une autre, voire dans un autre lieu, tout en demeurant ce qu’elle est dans le monde du Mystère. Et tout cela advient dans l’instant (al-ân), un temps indivisible in concreto (même s’il est divisible dans la pensée), cet atome de temporalité que l’on désigne comme le « présent » (zamân hâdîr, non pas le nunc qui est la limite idéale du passé et de l’avenir, et qui est négativité pure), sans que les sens perçoivent aucun intervalle.

Le fondement positif de ces métamorphoses, c’est la perpétuelle activation des Noms divins requérant l’existentiation concrète des heccéités qui manifestent ce qu’ils sont, mais qui en elles-mêmes sont de purs possibles, ne requérant pas l’existence concrète de par elles-mêmes. Il s’agit bien ici d’une Image primordiale interprétant la nature de l’être en devançant toute perception sensible empirique, puisque aussi bien la succession dans l’instant ne donne ni antériorité ni postériorité perceptible aux sens ; il s’agit d’une pure « succession » intelligible, idéale. D’un côté, négativité persistante, puisque le possible ne postule aucune nécessité d’être; de l’autre, existentiation persistante en vertu de l’Epiphanie divine. C’est pourquoi du côté des possibles, il y a discontinuité pure ; il y a récurrence non pas du même, mais du semblable. La continuité est du côté des Noms divins et des heccéités éternelles (a’yân thâbita). Du côté des phénomènes (mazâhir), il n’y a que des connexions sans cause, aucun n’étant cause de l’autre. La causalité est tout entière dans les Noms divins, dans le renouvellement incessant, d’instant en instant, de leurs épiphanies. La récurrence de la Création consiste en cette récurrence des épiphanies. Ainsi l’identité d’un être ne tient pas à quelque continuité empirique de sa personne ; elle est tout entière du côté de cette activité épiphanique, de son heccéité éternelle. Du côté du manifesté, il n’y a que du semblable, d’instant en instant.

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