Corbin (Ibn Arabi:214-215) – l’Alter Ego divin
CORBIN, Henry. L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî. Paris: Flammarion, 1958
Ce prélude — qui n’est un prélude que parce qu’il est l’aboutissement de toute une expérience spirituelle — se présente comme un dialogue d’une extraordinaire lucidité à la limite de la conscience et de la transconscience, entre le moi humain et son Alter Ego divin. Ibn ’Arabî est en train d’accomplir ses circumambulations autour de la Ka’ba, et voici que devant la Pierre Noire, il rencontre l’être mystérieux qu’il reconnaît et qu’il désigne comme « le Jouvenceau évanescent, le Parlant-Silencieux, celui qui n’est ni vivant ni mort, le composé-simple, l’enveloppé-enveloppant », autant de termes accumulés (avec réminiscences alchimiques) pour signifier la coincidentia oppositorum. A ce moment, le visionnaire a un doute : « Ce processionnal ne serait-il autre chose que la Prière rituelle d’un vivant autour d’un cadavre (la Ka’ba) ? » « Regarde, lui dit le Jouvenceau mystique, le secret du Temple avant qu’il s’échappe. » Et le visionnaire voit soudain le Temple de pierre devenir un être vivant. Il comprend quel est le rang spirituel de son Compagnon ; il baise sa main droite ; il veut devenir son disciple, apprendre de lui tous ses secrets ; il n’enseignera pas autre chose. Mais celui-ci ne parle que par symboles ; il n’a d’autre éloquence que celle des énigmes. Et sur un signe mystérieux de reconnaissance, le visionnaire est submergé sous une telle puissance d’amour qu’il perd conscience. Quand il revient à lui, son Compagnon lui dévoile : « Je suis la Connaissance, je suis ce qui connaît et je suis ce qui est connu. »
Ainsi se déclare et se dévoile l’être qui est le Soi transcendant du mystique, son Alter Ego divin, et le mystique n’a aucune hésitation à le reconnaître, car au cours de sa quête, quand il affrontait le mystère de l’Etre Divin, il avait entendu cet impératif : « Regarde vers l’Ange qui est avec toi, et qui accomplit ses circumambulations à côté de toi. » Il avait alors appris que la Ka’ba mystique est le cœur de l’être. Il lui avait été dit : « Le Temple qui Me contient, c’est ton cœur. » Le mystère de l’Essence divine n’est autre que le Temple du cœur, et c’est autour du cœur que processionne le pèlerin spirituel.
« Accomplis tes circumambulations en suivant mes traces », lui ordonne maintenant le Jouvenceau. Alors nous entendons un dialogue inouï dont l’objet semblerait tout d’abord défier toute possibilité d’expression humaine. Comment traduire en effet ce que peuvent se dire l’un à l’autre, deux êtres qui sont l’un l’autre : l’« Ange » qui est le moi divin, et son autre moi « missionné » sur terre, lorsqu’ils se rejoignent au monde de la « Présence Imaginative » ? Le récit que fait le visionnaire à son confident et sur son ordre, c’est le récit de sa Quête, c’est-à-dire en bref de quelle expérience intérieure est éclose l’intuition foncière de la théosophie d’Ibn ’Arabî. Cette Quête, c’est ce que représentent les circumambulations autour du Temple du « cœur », c’est-à-dire autour du mystère de l’Essence divine. Mais le visionnaire n’est plus le moi solitaire, livré à sa seule dimension terrestre en face de la divinité inaccessible, puisqu’en rencontrant l’être en qui celle-ci est son compagnon, il se connaît lui-même comme étant le secret de cette divinité (le sirr al-robûbîya), et puisque c’est leur « couple », leur tous-deux-ensemble, qui accomplit le processionnal circulaire : sept fois, les sept Attributs divins de perfection dont est investi successivement le mystique.
Le rituel devient alors comme le paroxysme de cette «Prière de Dieu » qui est la théophanie elle-même, c’est-à-dire révélation de l’Etre Divin à un être sous la Forme en laquelle il se révèle à soi-même en cet être, et eo ipso en laquelle il révèle cet être à lui-même. Le dénouement est là : « Entre avec moi dans le Temple », ordonne finalement le Jouvenceau mystique. Le Temple impénétrable : voici que l’herméneute du Mystère ne se contente plus de le traduire. Quand on a reconnu qui il est, il y introduit. « J’entrai aussitôt en sa compagnie, et voici que soudain il mit sa main sur ma poitrine et me dit : Je suis le septième en degré, quant à ma capacité d’embrasser les mystères du devenir, de l’heccéité individuelle et du où ; l’Etre Divin m’a existentié comme un fragment de la Lumière d’Eve à l’état pur. » A son tour, l’Alter Ego divin, l’« Ange », révèle à son moi terrestre le mystère de son intronisation prééternelle. Dans le Temple qui les contient tous deux, se révèle le secret de la théophanie adamique qui structure le Créateur-Créature comme une bi-unité : Je suis le Connaissant et le Connu, la Forme qui se montre et la Forme à qui elle se montre, — la révélation de l’Etre Divin à soi-même, telle qu’elle est déterminée en toi et par toi, par ton heccéité éternelle, c’est-à-dire tel qu’il se connaît en toi et par toi sous la forme de cet « Ange » qui est l’Idée, la théophanie personnelle de ta personne, son Compagnon éternel.
Commentaires
Pas encore de commentaire
Flux RSS pour les commentaires sur cet article.
Poster un commentaire
Désolé, le formulaire de commentaire est fermé pour le moment.