Sophia

20/12/2022

Corbin (Ibn Arabi:92-93) – Le « Dieu pathétique »

CORBIN, Henry. L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî. Paris: Flammarion, 1958

Les prémisses de la théologie négative sont si loin d’exclure de par elles-mêmes toute situation dialogique, qu’elles importent au contraire pour en fonder l’authenticité. Ainsi en va-t-il pour la gnose en Islam, dont les prémisses ont maint trait commun avec celles de la Gnose en général, celles qui sont aussi les plus irritantes pour toute dogmatique en souci de définir rationnellement. La structure est constante : il y a « Ce qui origine » ; au-delà de l’être « qui est », le « Dieu qui n’est pas » (ούκ ὤν θεός, de Basilide), c’est-à-dire le Theos agnostos, le Dieu inconnaissable et imprédicable ; et il y a le Dieu révélé, son Νοῦς qui pense et qui œuvre, qui supporte les attributs divins, et est capable de relation. Or, ce n’est pas en cherchant un compromis au profit de l’une ou l’autre notion, mais en maintenant fermement la simultanéité de la vision, que l’on en arrive à parler d’un Dieu pathétique, non point comme une revendication théorique contre les théologies positives soucieuses du dogme de l’immutabilité divine, mais comme une progression interne effectuant expérimentalement le passage de l’Abîme et du Silence suressentiels à des Figures et à des énoncés positivement fondés.

La gnose Ismaélienne a elle-même ici plus d’un trait commun avec la doctrine d’Ibn ’Arabî. L’étymologie qu’il lui est arrivé de proposer pour le nom divin Al-Lâh projette la lueur d’un éclair sur le chemin que nous tentons de parcourir. Malgré les réticences de la grammaire arabe sur ce point, elle fait venir le mot ilâh de la racine wlh, laquelle comporte le sens d’être triste, accablé de tristesse, soupirer vers, fuir craintivement vers … Cette étymologie qui donne au Nom divin (ilâh = wilâh) le sens de « tristesse», nos penseurs ismaéliens la confirment par une autre, plus étrange peut-être, car cette fois la grammaire y perd ses droits ; cependant l’impression d’arbitraire disparaît, si l’on se représente le souci impérieux qui est ici à l’œuvre. Cette étymologie consiste à considérer le mot olhânîya (formé sur la racine ’lh, et signifiant la divinité, comme les mots ilâha, olûha, olûhîya) à la façon d’un idéogramme, dans lequel en introduisant un simple petit signe orthographique (un tashdîd qui redouble le n), on peut lire al-hân(n)îya. On a alors un nom abstrait marquant l’état, le mode d’être, formé sur le nomen agentis de la racine hnn (= hnn), et qui a le sens de désirer, soupirer, éprouver de la compassion.

D’où le nom propre de la divinité, le nom qui en exprime le fond intime et caché, ce n’est pas l’Infini et le Tout-Puissant de nos théodicées rationnelles ; c’est Tristesse et Nostalgie. Rien ne peut mieux témoigner du sentiment d’un « Dieu pathétique », non moins authentique que celui qui a été dégagé, on l’a rappelé précédemment (§ 1), par une phénoménologie de la religion prophétique. Or, nous sommes ici au cœur d’une gnose mystique, et c’est pourquoi nous avons refusé de nous laisser enclore dans l’opposition qui nous avait été montrée. Pour la théosophie ismaélienne, la divinité suprême ne peut ni être connue, ni même être nommée comme « Dieu » ; Al-Lâh est un Nom qui en fait est donné à l’Originé primordial, à l’Archange Très-Proche et sacrosaint, au Prôtoktistos ou Archange-Logos. Ce Nom en exprime alors la tristesse, la nostalgie aspirant éternellement à connaître le Principe qui lui donne éternellement origine : nostalgie du Dieu révélé, c’est-à-dire révélé pour l’homme, aspirant à se retrouver soi-même par-delà son être révélé. Mystère intradivin incrustable : seule une référence allusive nous est possible. Cependant cette aspiration de l’Ange, étant celle du Dieu révélé aspirant à connaître le Dieu qu’il révèle, notre méditation peut la percevoir (puisque aussi bien cette révélation n’est jamais que pour nous et par nous) comme étant dans sa Première et Suprême Créature, la forme même par laquelle et en laquelle se révèle la Tristesse du Theos agnostos aspirant à être connu par elle et en elle. Le mystère intradivin n’en reste pas moins inviolé ; nous n’en pouvons savoir que ce qu’il révèle de lui-même en nous-mêmes. Cependant avec l’action d’une connaissance toujours inachevée, répondant à une passion d’être connu toujours inassouvie, nous en saisissons un aspect qui peut aussi nous situer le point de départ de la théosophie personnelle d’Ibn ’Arabî.

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