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20/12/2022

Corbin (CSTC:8-10) – mundus imaginalis

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CORBIN, Henry. Corps Spirituel et Terre Céleste. De l’Iran mazdéen à l’Iran shî’ite. Paris: Buchet/Chastel, 1979

Il y a longtemps, nous le redirons ci-dessous, que la philosophie occidentale, disons la philosophie « officielle », entraînée dans le sillage des sciences positives, n’admet que deux sources du Connaître. Il y a la perception sensible, fournissant les données que l’on appelle empiriques. Et il y a les concepts de l’entendement, le monde des lois régissant ces données empiriques. Certes, la phénoménologie a modifié et dépassé cette gnoséologie simplificatrice. Mais il reste qu’entre les perceptions sensibles et les intuitions ou les catégories de l’intellect, la place était restée vide. Ce qui aurait dû prendre place entre les unes et les autres, et qui ailleurs occupait cette place médiane, à savoir l’Imagination active, fut laissé aux poètes. Que cette Imagination active dans l’homme (il faudrait dire Imagination agente, comme la philosophie médiévale parlait de l’Intelligence agente) ait sa fonction noétique ou cognitive propre, c’est-à-dire qu’elle nous donne accès à une région et réalité de l’Être qui sans elle nous reste fermée et interdite, c’est ce qu’une philosophie scientifique, rationnelle et raisonnable, ne pouvait envisager. Il était entendu pour elle que l’Imagination ne sécrète que de l’imaginaire, c’est-à-dire de l’irréel, du mythique, du merveilleux, de la fiction, etc.

À ce compte, il ne reste aucun espoir de retrouver la réalité sui generis d’un monde suprasensible, qui n’est ni le monde empirique des sens ni le monde abstrait de l’intellect. Aussi nous était-il, depuis longtemps, apparu radicalement impossible de retrouver la réalité actuelle, nous voulons dire la réalité en acte, propre au « monde de l’Ange », réalité qui est inscrite dans l’Être même, non point un mythe dépendant d’infrastructures socio-politiques ou socio-économiques. Impossible de pénétrer, comme on pénètre en un monde réel, dans l’univers de l’angélologie zoroastrienne dont le premier chapitre du présent livre décrit certains aspects. Nous en dirions autant à propos des angélophanies de la Bible. La clef de ce monde comme monde réel, qui n’est ni le monde sensible ni le monde abstrait des concepts, nous l’avons cherchée longtemps, comme jeune philosophe. C’est en Iran même que nous devions la trouver, aux deux âges du monde spirituel iranien. C’est pourquoi les deux parties de ce livre sont étroitement solidaires et interdépendantes.

Ce qui caractérise la position de ceux qui sont appelés les « Platoniciens de Perse », les Ishrâqîyûn de la lignée spirituelle de Sohravardî (XIIe siècle), c’est un schéma des mondes contrastant radicalement avec le dualisme que l’on vient de rappeler. Un constraste dû essentiellement au fait que leur gnoséologie, étrangère à ce dualisme, fait place, comme à la puissance médiatrice nécessaire, à la puissance imaginative, à cette Imagination agente qui est « imaginatrice ». Elle est une faculté cognitive de plein droit. Sa fonction médiatrice est de nous faire connaître de plein droit la région de l’Être qui, sans cette médiation, resterait région interdite, et dont la disparition entraîne une catastrophe de l’Esprit, dont nous n’avons pas encore mesuré toutes les conséquences. Elle est essentiellement puissance médiane et médiatrice, de même que l’univers auquel elle est ordonnée et auquel elle donne accès, est un univers médian et médiateur, un intermonde entre le sensible et l’intelligible, intermonde sans lequel l’articulation entre le sensible et l’intelligible est définitivement bloquée. Alors les pseudo-dilemmes s’agitent dans l’ombre, l’issue leur ayant été close.

L’Imagination active ou agente n’est donc nullement ici un outil à sécréter de l’imaginaire, de l’irréel, du mythique, de la fiction. Et c’est pourquoi il nous fallait absolument trouver un terme qui différenciât radicalement de l’imaginaire l’intermonde de l’Imagination, tel qu’il se présente à nos métaphysiciens iraniens. La langue latine est venue à notre secours, et l’expression mundus imaginalis est l’équivalent littéral de l’arabe ’âlam al-mithâl, al-’âlam al-mithâlî, en français le « monde imaginal », terme-clef sur lequel nous hésitions lors de la première édition de ce livre. (Les termes latins ont l’avantage de fixer les thématisations, en les préservant des traductions aléatoires. Nous en ferons bon usage ici.) Un monde ne peut surgir à l’Être et au Connaître tant qu’il n’a pas été nommé et dénommé. Ce terme-clef, mundus imaginalis, commande tout le réseau des notions s’ordonnant au niveau précis de l’Être et du Connaître qu’il connote : perception imaginative, connaissance imaginative» conscience imaginative. Alors que nous constatons, en d’autres philosophies ou spiritualités, une défiance à l’égard de l’Image, une dégradation de tout ce qui ressortit à l’imagination, le mundus imaginalis en est en quelque sorte ici l’exaltation, parce qu’il est l’articulation en l’absence de laquelle se disloque le schéma des mondes.

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