LE PHILOSOPHE ALLEMAND JACOB BOEHME (1575-1624)
LE PHILOSOPHE ALLEMAND JACOB BOEHME (1575-1624)
PAR ÉMILE BOUTROUX
PROFESSEUR À LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS
PARIS FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108 1888
Ce n’est pas l’usage, même en Allemagne, d’assigner au cordonnier théosophe de la Renaissance, Jacob Boehme, une place importante dans l’histoire de la philosophie. On reconnaît en lui, avec Hegel, un esprit puissant; mais, quand on accorde que de son oeuvre obscure et confuse se dégagent un certain nombre de doctrines à peu prés saisissables pour l’intelligence, on range ces doctrines du côte de la théologie et de l’édification chrétienne, plutôt qu’on n’y voit des monuments de la science profane et rationnelle. Une telle appréciation est naturelle en France où la philosophie, selon l’esprit de Descartes, relève surtout de l’entendement et se défie de tout ce qui ressemble au mysticisme. Mais en Allemagne la philosophie n’a pas revêtu d’une façon aussi constante la forme rationaliste. A côté de la lignée des Leibniz, des Kant, des Fichte et des Hegel, qui sont comme les scolastiques de l’Allemagne moderne, il y a la série des philosophes de la croyance, de la religion ou du sentiment: les Hamann, les Herder, les Jacobi, le Schelling théosophe, et l’illustre philosophe chrétien, Franz von Baader. Ceux-ci sont, en face de ceux-là, les dissidents mystiques, comme jadis les Eckhart et les Tauler en face du rationalisme thomiste. Et même les philosophes allemands de la réflexion et du concept, les Kant et les Hegel, si l’on considère le fond et l’esprit de leur doctrine, et non la forme sous laquelle ils l’exposent, sont moins exempts de mysticisme et de théosophie qu’il ne semble et qu’ils ne le disent. Car eux aussi placent l’absolu véritable, non dans l’étendue ou dans la pensée, mais dans l’esprit conçu comme supérieur aux catégories de l’entendement, et eux aussi cherchent à fonder la nature sur cet absolu. Or, si l’on a égard à cette forte empreinte de mysticisme et de théosophie que présentent en Allemagne non seulement tout une série d’importants systèmes philosophiques, mais même les systèmes classiques par excellence, on ne pourra manquer, recherchant les origines de la philosophie allemande, de donner une grande attention au cordonnier théosophe ; et l’on se demandera s’il ne ‘mérite pas le nom de philosophe allemand qui lui fut donné, de son vivant même, par son admirateur et ami le docteur Walther.
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