Sophia

20/12/2022

Saint-Martin (Tanner:55-64) – la mythologie: son objet véritable

TANNER, André (org.). Claude de Saint-Martin. Paris: Engloff, 1946

… Le vulgaire ne voit dans les récits mythologiques que le jeu de l’imagination des écrivains, ou la corruption des traditions historiques, ou peut-être les effets de l’idolâtrie, de la crainte, ou du penchant des peuples pour les faits merveilleux. Ainsi, en exceptant quelques allégories ingénieuses, tout dans la Fable lui paraît bizarre, ridicule, extravagant.
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Corbin (Ibn Arabi:125-126) – l’unio sympathetica

CORBIN, Henry. L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî. Paris: Flammarion, 1958

Nous voici peut-être à même d’appeler à fructifier le second indice que nous relevions précédemment dans l’expérience sophianique de « l’interprète des ardents désirs ». La dialectique d’amour, par sa mise en œuvre de l’Imagination active créatrice, a opéré au monde de celle-ci, c’est-à-dire au plan des théophanies, la réconciliation du spirituel et du physique, l’unification de l’amour spirituel et de l’amour physique dans une expérience une et unique de l’amour mystique. De cette réconciliation dépend la possibilité de « voir Dieu » (puisqu’il nous a été expressément rappelé que l’on ne peut adorer ni aimer un Dieu que «l’on ne voit pas »), non pas, certes, de cette vision dont il est dit que l’homme ne peut voir Dieu sans mourir, mais de cette vision sans laquelle l’homme ne peut vivre. Si cette vision est sa vie et non sa mort, c’est qu’elle est non pas l’impossible vision de l’Essence divine en sa nudité, en son absoluité, mais vision du Seigneur propre à chaque âme mystique, revêtu du Nom propre correspondant à la virtualité particulière de l’âme qui en est l’épiphanie concrète. Cette vision présuppose et actualise la codépendance éternelle (ta’alloq) de ce Seigneur (rabb) et de l’être qui est également son être, pour qui et par qui il est le Seigneur (son marbûb), puisque la totalité d’un Nom divin comporte le Nommé et le Nommant, l’un donnant l’être, l’autre le révélant, se mettant mutuellement « au passif » comme action l’un de l’autre, action qui est compassion, sympathesis. C’est cette interdépendance, cette unité de leur bi-unité, du dialogue où chacun tient de l’autre son rôle, que nous avons désignée comme une union mystique qui est en propre une unio sympathetica. Cette union recèle le « secret de la divinité» du Seigneur qui est ton Dieu (sirr al-robûbîya), ce secret qui est « toi » (Sahl Tostarî), et qu’il t’incombe à toi-même de soutenir et de nourrir de ton propre être ; l’union dans cette sympathesis, dans cette passion commune au Seigneur et à celui qui le fait (et en qui lui-même se fait) son Seigneur, cette union dépend de ta dévotion d’amour, de ta devotio sympathetica dont le repas d’hospitalité offert aux Anges par Abraham, est la préfiguration.

Corbin (CSTC:47-48) – les Événements en Erân-Vêj

CORBIN, Henry. Corps Spirituel et Terre Céleste. De l’Iran mazdéen à l’Iran shî’ite. Paris: Buchet/Chastel, 1979

Aussi bien, quels sont les Événements qui s’accomplissent en Erân-Vêj? Il y a les liturgies mémorables, célébrées par Ohrmazd lui-même, par les êtres célestes, par les héros légendaires. C’est en Erân-Vêj qu’Ohrmazd lui-même célébra des liturgies en l’honneur d’Ardvî Sûrâ Anâhitâ « la Haute, la Souveraine, l’Immaculée », l’Ange-déesse des Eaux célestes, pour lui demander que Zarathoustra s’attache à lui et soit son prophète fidèle (Yashr v, 17 ). C’est à elle également que Zarathoustra demanda la conversion du roi Vîshtâspa (Yasht v, 104). C’est en Erân-Vêj que le beau Yima, « Yima l’éclatant de beauté, le meilleur des mortels », reçut l’ordre de construire l’enclos, le Var, où fut rassemblée l’élite de tous les êtres, les plus beaux, les plus gracieux, pour être préservés de l’hiver mortel déchaîné par les Puissances démoniaques, et pour repeupler un jour le monde transfiguré. Le Var de Yima comprend en effet, à la façon d’une cité, des maisons, des réserves, des remparts. Il a portes et fenêtres luminescentes qui sécrètent d’elles-mêmes la lumière à l’intérieur, car il est illuminé à la fois par des lumières incréées et par des lumières créées. Une fois seulement chaque année, on voit se coucher et se lever les étoiles, la lune et le soleil; c’est pourquoi une année ne semble qu’un jour. Tous les quarante ans, de chaque couple humain naît un autre couple, masculin et féminin. Et peut-être est ainsi suggérée la condition androgyne de ces êtres qui « vivent de la plus belle des vies dans le Var constant de Yima ».
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Corbin (CSTC:8-10) – mundus imaginalis

Classé dans: — admin @ 5:57 pm

CORBIN, Henry. Corps Spirituel et Terre Céleste. De l’Iran mazdéen à l’Iran shî’ite. Paris: Buchet/Chastel, 1979

Il y a longtemps, nous le redirons ci-dessous, que la philosophie occidentale, disons la philosophie « officielle », entraînée dans le sillage des sciences positives, n’admet que deux sources du Connaître. Il y a la perception sensible, fournissant les données que l’on appelle empiriques. Et il y a les concepts de l’entendement, le monde des lois régissant ces données empiriques. Certes, la phénoménologie a modifié et dépassé cette gnoséologie simplificatrice. Mais il reste qu’entre les perceptions sensibles et les intuitions ou les catégories de l’intellect, la place était restée vide. Ce qui aurait dû prendre place entre les unes et les autres, et qui ailleurs occupait cette place médiane, à savoir l’Imagination active, fut laissé aux poètes. Que cette Imagination active dans l’homme (il faudrait dire Imagination agente, comme la philosophie médiévale parlait de l’Intelligence agente) ait sa fonction noétique ou cognitive propre, c’est-à-dire qu’elle nous donne accès à une région et réalité de l’Être qui sans elle nous reste fermée et interdite, c’est ce qu’une philosophie scientifique, rationnelle et raisonnable, ne pouvait envisager. Il était entendu pour elle que l’Imagination ne sécrète que de l’imaginaire, c’est-à-dire de l’irréel, du mythique, du merveilleux, de la fiction, etc.
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Corbin (Ibn Arabi:151-152) – Le Dieu crée dans les croyances

CORBIN, Henry. L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî. Paris: Flammarion, 1958

C’est une double Epiphanie (tajalli) initiale qui détend la tristesse de l’Etre Divin, le « Trésor Caché » aspirant à sortir de sa solitude d’inconnaissance : l’une dans le monde du Mystère (’âlam al-ghayb), l’autre, dans le monde du phénomène (’âlam al-shahâdat). La première c’est l’Epiphanie de l’Etre Divin à soi-même et pour soi-même, dans les essences archétypes, les heccéités éternelles de ses Noms qui aspirent à leur Manifestation concrète. Cela, c’est l’Effusion sacrosainte (fayd aqdas) au plan ou à la « Présence des Noms » (Hadrat al-Asmâ’). La seconde, c’est l’Epiphanie dans le monde manifesté, c’est-à-dire dans les êtres qui sont les formes ou les réceptacles épiphaniques (mazâhir) des Noms divins. C’est l’Effusion sainte, « hiératique » et « hiérophanique » (fayd moqaddas) faisant paraître à la Lumière ces formes qui, comme autant de miroirs, reçoivent le reflet de la pure Essence divine dans la mesure de leur capacité respective. Cette double Epiphanie est typifiée dans les Noms divins « le Caché et le Révélé, le Premier et le Dernier », dont Ibn ’Arabî illustrera la vérification expérimentale dans sa pratique théosophique de la Prière.
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Corbin (Ibn Arabi:92-93) – Le « Dieu pathétique »

CORBIN, Henry. L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî. Paris: Flammarion, 1958

Les prémisses de la théologie négative sont si loin d’exclure de par elles-mêmes toute situation dialogique, qu’elles importent au contraire pour en fonder l’authenticité. Ainsi en va-t-il pour la gnose en Islam, dont les prémisses ont maint trait commun avec celles de la Gnose en général, celles qui sont aussi les plus irritantes pour toute dogmatique en souci de définir rationnellement. La structure est constante : il y a « Ce qui origine » ; au-delà de l’être « qui est », le « Dieu qui n’est pas » (ούκ ὤν θεός, de Basilide), c’est-à-dire le Theos agnostos, le Dieu inconnaissable et imprédicable ; et il y a le Dieu révélé, son Νοῦς qui pense et qui œuvre, qui supporte les attributs divins, et est capable de relation. Or, ce n’est pas en cherchant un compromis au profit de l’une ou l’autre notion, mais en maintenant fermement la simultanéité de la vision, que l’on en arrive à parler d’un Dieu pathétique, non point comme une revendication théorique contre les théologies positives soucieuses du dogme de l’immutabilité divine, mais comme une progression interne effectuant expérimentalement le passage de l’Abîme et du Silence suressentiels à des Figures et à des énoncés positivement fondés.
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Corbin (Ibn Arabi:117-118) – Qu’est-ce donc qu’aimer Dieu ?

CORBIN, Henry. L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî. Paris: Flammarion, 1958

De tous les maîtres du soufisme, Ibn Arabi est (avec Ruzbehan de Shiraz) l’un de ceux qui ont poussé le plus loin l’analyse des phénomènes de l’amour ; il y a mis en oeuvre une dialectique très personnelle, éminemment propre à nous découvrir quel est le ressort de la dévotion totale professée par les « Fidèles d’amour ». De ce que nous avons esquissé jusqu’ici, surgit la question : Qu’est-ce donc qu’aimer Dieu ? Et comment est-il possible d’aimer Dieu ? Ce sont là des expressions que la langue religieuse emploie ailleurs comme s’il s’agissait d’évidences allant de soi. Or, ce n’est pas si simple. Ibn Arabi nous fait progresser par une double constatation : « J’en atteste Dieu, écrit-il, si nous en étions restés aux seuls arguments rationnels de la philosophie, lesquels, s’ils nous font connaître l’Essence divine, ne le font que d’une manière négative, il est sûr qu’aucune créature n’eût jamais éprouvé d’amour pour Dieu… La religion positive nous apprend qu’il est ceci et cela ; ce sont des attributs dont les apparences exotériques sont absurdes pour la raison philosophique, et cependant c’est à cause de ces attributs positifs que nous l’aimons. » Après cela seulement, il incombe à la religion de nous dire : Rien ne lui ressemble. Mais d’autre part, Dieu ne peut nous être connu que dans ce que nous éprouvons de lui, de sorte que « nous puissions le typifier et le prendre comme objet de notre contemplation, aussi bien dans l’intime de nos cœurs que devant nos yeux et dans notre imagination, comme si nous le voyions, ou mieux dit, de telle sorte que nous le voyions réellement… Il est celui qui dans chaque être aimé se manifeste au regard de chaque amant… de même que nul autre que lui n’est adoré, car il est impossible d’adorer un être sans se représenter en lui la divinité… Ainsi en va-t-il pour l’amour : un être n’aime en réalité personne d’autre que son créateur. » La propre vie d’Ibn Arabi nous fournit sur tous ces points le gage d’une expérience personnelle.
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Corbin (Ibn Arabi:160-161) – besoin d’une herméneutique ou ta’wîl

« Si tu déclares que telle forme est Dieu, c’est que tu l’homologues parce qu’elle est une forme d’entre les formes où il se manifeste (mazhar) ; mais si tu dis qu’elle est autre chose, autre que Dieu, c’est que tu l’interprètes, de la même manière qu’il t’incombe d’interpréter les formes vues en rêve. » Mais homologation et interprétation ne valent que simultanément, car alors dire que la forme théophanique est autre que Dieu, cela n’est nullement la déprécier comme « illusoire », c’est au contraire la valoriser et la fonder comme symbole référant au symbolisé (marmûz ilayhi), lequel est l’Etre Divin. En effet, l’être révélé (zâhir) est Imagination théophanique, et simultanément sa vraie réalité cachée (bâtin) est l’Etre Divin. C’est parce que l’être révélé est Imagination, qu’une herméneutique des formes manifestées en lui est nécessaire, c’est-à-dire un ta’wîl qui « reconduise » (selon l’étymologie du mot ta’wîl) ces formes à leur vraie réalité. Non seulement le monde du rêve mais le monde que nous appelons communément le monde de la veille, tous deux ont même et égal besoin d’une herméneutique. Mais notons bien ceci : si le monde est création récurrente (khalq jadîd) et récurrence d’épiphanies, si comme tel il est Imagination théophanique, si dès lors il a besoin d’une herméneutique ou ta’wîl, c’est donc bien la création récurrente, imperceptible aux sens, qui en dernier ressort fait que le monde soit Imagination et ait besoin d’une herméneutique tout comme les rêves. La sentence attribuée au Prophète : « Les humains dorment, à leur mort ils se réveillent », donne à comprendre que tout ce que les humains voient dans leur vie terrestre est du même ordre que les visions contemplées en songe. La supériorité du rêve sur les données positives de la veille est même là : permettre, ou plutôt requérir une interprétation qui dépasse les données, parce que ces données signifient autre chose que ce qui se montre. Elles manifestent (et tout le sens des fonctions théophaniques est là). On n’interprète pas ce qui n’a rien à vous apprendre, ne signifie rien de plus que ce qu’il est. C’est parce que le monde est Imagination théophanique, qu’il est constitué d’« apparitions » demandant à être interprétées et dépassées. Mais alors aussi c’est par la seule Imagination active que la conscience, éveillée à la vraie nature du monde comme « apparition », peut en dépasser les données, et par là se rendre apte à de nouvelles théophanies, c’est-à-dire à une ascension continue. L’opération imaginative initiale sera de typifier (tamthîl) les réalités immatérielles et spirituelles dans les formes extérieures ou sensibles, celles-ci devenant alors le « chiffre » de ce qu’elles manifestent. L’Imagination reste ensuite la motrice de ce ta’wîl qui est ascension continue de l’âme.

Corbin (Ibn Arabi:87-88) – la communauté d’essence entre visible et invisible

Classé dans: — admin @ 2:33 pm

CORBIN, Henry. L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî. Paris: Flammarion, 1958

Dans un traité sur «l’art hiératique des Grecs», Proclus, cette haute figure du néoplatonisme tardif dont l’étude fut pendant longtemps délaissée, écrit ceci : « Comme on le fait dans la dialectique d’amour, on part des beautés sensibles pour s’élever jusqu’à ce que l’on rencontre le principe unique de toute beauté et de toute idée, ainsi que les adeptes de la science hiératique prennent pour point de départ les choses apparentes et les « sympathies » qu’elles manifestent entre elles et avec les puissances invisibles. Observant que tout est en tout, ils ont posé les fondements de la hiératique, s’étonnant de voir et admirant dans les réalités premières les derniers venus des êtres et dans les derniers les tout premiers ; dans le ciel, les choses terrestres selon un mode causal et célestement, et sur la terre, les choses célestes dans une condition terrestre. » Exemple : l’héliotrope et sa prière. « Quelle autre raison peut-on donner du fait que l’héliotrope suit par son mouvement le mouvement du soleil, et le sélénotrope le mouvement de la Lune, faisant cortège dans la mesure de leur pouvoir, aux flambeaux du monde ? Car, en vérité, toute chose prie selon le rang qu’elle occupe dans la nature, et chante la louange du chef de la série divine à laquelle elle appartient, louange spirituelle, ou louange rationnelle ou physique ou sensible ; car l’héliotrope se meut selon qu’il est libre de son mouvement, et dans le tour qu’il fait, si l’on pouvait entendre le son de l’air battu par son mouvement, on se rendrait compte que c’est un hymne à son roi, tel qu’une plante peut le chanter. »
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Corbin (Ibn Arabi:67-69) – le soufisme

CORBIN, Henry. L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî. Paris: Flammarion, 1958

Ce titre ne fait qu’énoncer le thème de l’enquête à laquelle aboutiraient normalement les pages qui précèdent, et celles-ci en limitent pour autant la généralité. En fait, il s’agirait d’analyser la situation respective de l’ésotérisme par rapport à l’Islam et par rapport au christianisme, pour discerner dans quelle mesure cette situation est homologable. Même en délimitant ainsi le champ de la recherche, on s’aperçoit qu’elle nécessiterait un minimum de travaux préalables qui nous font encore défaut. Au surplus, chaque chercheur est forcément limité par le champ de son expérience et de ses observations personnelles. Ce que l’on va en dire ici, le sera donc surtout à titre d’indication et d’esquisse.
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Corbin (Ibn Arabi:209-210) – voir Dieu, le jamais vu

CORBIN, Henry. L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî. Paris: Flammarion, 1958

Ayons alors bien présent à la pensée un double leitmotiv : la réponse de Dieu à Moïse, enregistrée dans le texte qorânique : « Tu ne me verras pas » — et le célèbre hadîth de la vision (hadith al-rû’ya), que ce fût vision en songe ou vision extatique, où le Prophète atteste : « J’ai vu mon Seigneur sous une forme de la plus grande beauté, comme un Jouvenceau à l’abondante chevelure, siégeant sur le Trône de la grâce ; il était revêtu d’une robe d’or (ou d’une robe verte, selon une variante) ; sur sa chevelure, une mitre d’or; à ses pieds, des sandales d’or.» Refus de la vision et attestation de cette vision ; les deux motifs forment ensemble déjà une coincidentia oppositorum. Mais de plus, l’Image récurrente aussi bien dans le hadîth de la vision prophétique que dans l’expérience personnelle d’Ibn ’Arabî, est une Image du puer aeternus, symbole plastique visionnaire de cette même coincidentia oppositorum, bien connu des psychologues. Dès lors une triple question se fait jour : Qui est cette Image ? D’où vient-elle et quel en est le contexte ? Quel degré d’expérience spirituelle annonce son apparition, c’est-à-dire quelle réalisation de l’être est opérée dans et par cette Image ?
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Corbin (Ibn Arabi:198) – l’oraison, récurrence de la Création

CORBIN, Henry. L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî. Paris: Flammarion, 1958

Approfondir ce sens créatif de la Prière, c’est voir comment elle accomplit chaque fois pour sa part ce vœu de l’Etre Divin aspirant à créer l’univers des êtres, à se révéler en eux pour être connu de soi-même, bref le vœu du Deus absconditus ou Theos agnostos aspirant à la Théophanie. Chaque oraison, chaque instant de chaque oraison, est alors une récurrence de la Création (tajdid al-khalq), une Création nouvelle (khalq jadid), telle que nous en avons vu précédemment le sens. A la créativité de la Prière est lié le sens cosmique de la Prière, ce sens que percevait si bien Proclus dans la prière de l’héliotrope. Ce sens cosmique apparaît dans deux sortes d’homologations qu’esquissent Ibn Arabi et ses commentateurs, et qui ont cet extrême intérêt de nous montrer le soufisme reproduisant, en Islam même, les démarches et configurations mentales de la conscience mystique connues par ailleurs, notamment dans l’Inde. Une de ces homologations consiste pour l’orant à se représenter soi-même comme étant l’Imam de son propre microcosme. Une autre consiste à homologuer les gestes rituels de la Prière (accomplie en privé) avec les « gestes » de la Création de l’univers qui est le macrocosme. Ces homologations sous-tendent le sens de la Prière comme créatrice ; elles en préparent, fondent et justifient le dénouement visionnaire, puisque précisément comme création nouvelle, elle signifie épiphanie nouvelle (tajalli). Nous progressons ainsi vers le dénouement : l’Imagination créatrice au service de la Prière créatrice, dans la concentration de toutes les puissances du cœur, la himma.

Corbin (Ibn Arabi:143-144) – J’étais un Trésor caché…

CORBIN, Henry. L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî. Paris: Flammarion, 1958

Il est nécessaire avant tout, de nous remémorer les actes de la cosmogonie éternelle conçue par le génie d’Ibn ’Arabî. Un Etre Divin esseulé en son essence inconditionnée, dont nous ne connaissons qu’une chose : précisément la tristesse de cette solitude primordiale, qui le fait aspirer à se révéler dans des êtres qui le manifestent à lui-même pour autant qu’il se manifeste à eux. C’est cette Révélation que nous percevons ; c’est elle qu’il nous faut méditer pour connaître qui nous sommes. Le leitmotiv énonce non pas la fulguration d’une Omnipotence autarcique, mais une nostalgie foncière : « J’étais un Trésor caché, j’ai aimé à être connu. C’est pourquoi j’ai produit les créatures afin de me connaître en elles. » Cette phase est représentée comme la tristesse des Noms divins s’angoissant dans l’inconnaissance, parce que personne ne les nomme, et c’est cette tristesse que vient détendre cette Spiration divine (tanaffos) qui est Compatissance (Rahma) et existentiation (îjâd), et qui dans le monde du Mystère est Compassion de l’Etre Divin avec et pour soi-même, c’est-à-dire pour ses propres Noms. Ou encore, origine et principe sont une détermination de l’amour, lequel comporte mouvement d’ardent désir (harakat shawqîya) chez celui qui est épris. A cet ardent désir, le Soupir divin apporte sa détente.
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Corbin (Ibn Arabi:110-111) – le poème sophianique d’un « fidèle d’amour »

Classé dans: — admin @ 1:35 pm

CORBIN, Henry. L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî. Paris: Flammarion, 1958

Dans le prologue du Dîwân qu’il a intitulé « L’interprète des ardents désirs », Ibn ’Arabî relate ainsi les circonstances de sa composition : « Lorsque pendant l’année 598 h. (= 1201 A. D.) je séjournais à La Mekke, je fréquentais une société de personnes éminentes, hommes et femmes, formant une élite des plus cultivées et des plus vertueuses. Quelle que fût leur distinction, je ne vis cependant parmi elles personne qui égalât le sage docteur et maître Zâhir ibn Rostam, originaire d’Ispahan mais ayant pris résidence à La Mekke, ainsi que sa sœur, la vénérable ancienne, la savante du Hedjâz, appelée Fakhr al-Nisâ’ (la « Gloire des femmes ») Bint Rostam. » Ici Ibn ’Arabî s’étend avec complaisance sur d’agréables souvenirs, mentionnant, entre autres, les livres qu’il étudia sous la direction du shaykh en compagnie de la sœur de celui-ci. Tout cela n’est encore que préparatifs pour introduire le motif qui est à l’origine des poèmes constituant le Dîwân.
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Corbin (Ibn Arabi:98-99) – le Seigneur

Classé dans: — admin @ 1:15 pm

CORBIN, Henry. L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî. Paris: Flammarion, 1958

Les deux termes nous avaient été proposés comme formant antithèse [unio mystica et unio sympathetica]. La voie que suit notre recherche semble bien nous conduire à un schéma d’expérience spirituelle où, loin de s’exclure, ils s’interprètent l’un par l’autre. Récapitulons les étapes : chaque être est une forme épiphanique (mazhar, majla) de l’Etre divin qui s’y manifeste comme revêtu de l’un ou de plusieurs de ses Noms. L’univers est la totalité des Noms dont Il se nomme quand nous Le nommons par eux. Chaque Nom divin manifesté est le seigneur (rabb) de l’être qui le manifeste (c’est-à-dire qui est son mazhar). Chaque être est la forme épiphanique de son Seigneur propre (al-rabb al-khâss), c’est-à-dire ne manifeste l’Essence divine que chaque fois particularisée et individualisée dans ce Nom. Aucun être déterminé et individualisé ne peut être la forme épiphanique du Divin en sa totalité, c’est-à-dire de l’ensemble des Noms ou des « Seigneurs ». « Chaque être, dit Ibn ’Arabî, n’a comme Dieu que son Seigneur en particulier, il est impossible qu’il ait le Tout. »
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Corbin (Ibn Arabi:147-148) – le monde lumineux des Idées-Images

CORBIN, Henry. L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî. Paris: Flammarion, 1958

Le monde ou le plan d’être intermédiaire correspondant en propre à la fonction médiatrice de l’Imagination, la « cosmographie » mystique le désigne comme le monde lumineux des Idées-Images, des Figures d’apparition (’âlam mithâlî nûrâni). Certes, la préoccupation première d’Ibn ’Arabî vise les connexions des visions avec la faculté imaginative d’une part, avec l’inspiration divine d’autre part. En fait, tout le concept métaphysique de l’Imagination se trouve engagé dans l’instauration de ce monde intermédiaire. Toutes les réalités essentielles de l’être (haqâ’iq al-wojûd) y sont manifestées en Images réelles; et pour autant qu’une chose manifestée aux sens ou à l’intellect, possède une signification qui, en dépassant la simple donnée, fait de cette chose un symbole, et pour autant qu’elle exige ainsi une herméneutique (ta’wîl), la vérité symbolique de cette chose implique une perception au plan de l’Imagination active. La sagesse qui prend en charge ces significations, celle qui restituant les choses en symboles, a pour objet propre ce monde intermédiaire d’images subsistantes, est une sagesse de lumière (hikmat nûrîya) qui est typifiée dans la personne de Joseph comme interprète exemplaire des visions. La métaphysique de l’Imagination emprunte, chez Ibn ’Arabî, bien des traits à la « théosophie orientale » de Sohravardî. L’Imagination active est essentiellement l’organe des théophanies, parce qu’elle est l’organe de la Création, et que la Création est essentiellement théophanie. Aussi bien, avons-nous dit, dans la mesure même où l’Etre Divin est Créateur parce qu’il a voulu se connaître dans des êtres qui le connaissent, il est impossible de dire que l’Imagination soit « illusoire », puisqu’elle est l’organe et la substance de cette auto-révélation. Notre être manifesté est cette Imagination divine ; notre propre Imagination est Imagination dans la sienne.

Corbin (Ibn Arabi:214-215) – l’Alter Ego divin

CORBIN, Henry. L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî. Paris: Flammarion, 1958

Ce prélude — qui n’est un prélude que parce qu’il est l’aboutissement de toute une expérience spirituelle — se présente comme un dialogue d’une extraordinaire lucidité à la limite de la conscience et de la transconscience, entre le moi humain et son Alter Ego divin. Ibn ’Arabî est en train d’accomplir ses circumambulations autour de la Ka’ba, et voici que devant la Pierre Noire, il rencontre l’être mystérieux qu’il reconnaît et qu’il désigne comme « le Jouvenceau évanescent, le Parlant-Silencieux, celui qui n’est ni vivant ni mort, le composé-simple, l’enveloppé-enveloppant », autant de termes accumulés (avec réminiscences alchimiques) pour signifier la coincidentia oppositorum. A ce moment, le visionnaire a un doute : « Ce processionnal ne serait-il autre chose que la Prière rituelle d’un vivant autour d’un cadavre (la Ka’ba) ? » « Regarde, lui dit le Jouvenceau mystique, le secret du Temple avant qu’il s’échappe. » Et le visionnaire voit soudain le Temple de pierre devenir un être vivant. Il comprend quel est le rang spirituel de son Compagnon ; il baise sa main droite ; il veut devenir son disciple, apprendre de lui tous ses secrets ; il n’enseignera pas autre chose. Mais celui-ci ne parle que par symboles ; il n’a d’autre éloquence que celle des énigmes. Et sur un signe mystérieux de reconnaissance, le visionnaire est submergé sous une telle puissance d’amour qu’il perd conscience. Quand il revient à lui, son Compagnon lui dévoile : « Je suis la Connaissance, je suis ce qui connaît et je suis ce qui est connu. »
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Corbin (PM:99-101) – l’angélologie

Classé dans: — admin @ 11:51 am

CORBIN, Henry. Le paradoxe du monothéisme. Paris: L’Herne, 1981

A partir du sens courant du mot grec Angelos, messager (qui a pour équivalent l’hébreu malakh, l’arabe malak, le persan fereshteh), nous avons à considérer les montées, les exhaussements de cette signification apparemment inoffensive, parce qu’elle est encore purement exotérique. Ces exhaussements ont leur lieu dans la gnose, dans l’ésotérisme (au sens étymologique de ce mot) des trois communautés abrahamiques, celles que le Qorân désigne comme Ahl al-Kitâb, les « communautés du Livre ». Ce que ces exhaussements confèrent au message de l’Ange, ce n’est rien de moins que le sens d’une fonction théophanique nécessaire. La nécessité de cette fonction théophanique découle du concept de la divinité comme absolument transcendante, et l’on perd souvent de vue le fait que, sans l’angélologie, ce qu’on appelle si facilement le monothéisme périt dans un triomphe illusoire. Pour le comprendre, nous aurons à nous rappeler tout d’abord comment le tawhîd, l’Acte unificateur de l’Unique a été médité jusqu’au vertige par les métaphysiciens mystiques en Islam. Et cette méditation ne prend toute sa résonance que si nous évoquons simultanément l’angélologie néoplatonicienne d’un Proclus, parce que de part et d’autre un même schéma métaphysique de l’être réserve à l’Ange, à l’Angelos, une fonction théophanique semblable.
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Corbin (Ibn Arabi:139-140) – L’Imago-Magia

CORBIN, Henry. L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî. Paris: Flammarion, 1958

« La notion de l’imagination, intermédiaire magique entre la pensée et l’être, incarnation de la pensée dans l’image et position de l’image dans l’être, est une conception de la plus haute importance qui joue un rôle de premier plan dans la philosophie de la Renaissance et qu’on retrouve dans celle du Romantisme. » Cette observation relevée chez l’un de nos meilleurs interprètes des doctrines de Boehme et de Paracelse, nous fournit la meilleure introduction à la seconde partie du présent livre. Nous en retiendrons d’une part la notion de l’imagination comme étant la production magique d’une image, le type même de l’action magique, voire de toute action comme telle, mais par excellence de toute action créatrice ; et d’autre part la notion de l’image comme d’un corps (un corps magique, un corps mental) dans lequel s’incarnent la pensée et la volonté de l’âme. L’Imagination comme puissance magique créatrice qui, donnant naissance au monde sensible, produit l’Esprit en formes et en couleurs ; le monde comme Magia divina « imaginée » par la divinité « imagicienne », c’est cette antique doctrine, typifiée dans la juxtaposition des mots Imago-Magia, qu’un Novalis retrouvait à travers Fichte. Mais ici une mise en garde initiale s’impose : cette Imaginatio ne doit surtout pas être confondue avec la fantaisie. Comme l’observait déjà Paracelse, à la différence de l’Imaginatio vera, la fantaisie (Phantasey) est un jeu de la pensée, sans fondement dans la nature, elle n’est que « la pierre angulaire des fous ».
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Corbin (Ibn Arabi:190-191) – la prière

CORBIN, Henry. L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî. Paris: Flammarion, 1958

Que dans une doctrine comme celle d’Ibn ’Arabî la Prière assume encore une fonction, voire une fonction essentielle, on a pu tantôt s’en étonner comme d’un paradoxe, tantôt en dénier l’authenticité. C’est qu’au fond en se hâtant de classer sa doctrine de l’« unité transcendantale de l’être » dans ce que nous appelons monisme et panthéisme, avec le sens que prennent ces mots dans notre histoire de la philosophie moderne, on rendait en effet difficile de comprendre quel sens peut encore garder ce qu’on appelle la Prière. C’est ce sens que nous nous proposons de dégager en parlant de « Prière créatrice », cela dans le contexte où la Création vient de nous être montrée comme une théophanie, c’est-à-dire comme Imagination théophanique. (Peut-être les analyses qui précèdent auront-elles au moins pour fruit de suggérer quelques réserves à l’égard des jugements trop hâtifs ; ce vœu ne signifie pourtant pas que nous songions à intégrer de force la théosophie d’Ibn ’Arabî à l’orthodoxie commune de l’Islam exotérique !) La structure théophanique de l’être, la relation qu’elle détermine entre Créateur et créature, implique, certes, l’unité de leur être (parce qu’il est impossible de concevoir de l’être extrinsèque à l’être absolu). Mais le propre de cet être d’essence unique est de se différencier, de se « personnaliser » en deux modes d’existence correspondant à son être caché et à son être révélé. Certes, le révélé (zâhir) est bien la manifestation (zohûr) du caché (bâtin) ; ils forment une unité indissoluble ; cela ne veut pas dire leur identité existentielle. Car existentiellement, le manifesté n’est pas le caché, l’exotérique n’est pas l’ésotérique, le fidèle n’est pas le seigneur, la condition humaine (nâsût) n’est pas la condition divine (lâhût), bien qu’une même réalité essentielle foncière conditionne leur diversification ainsi que leur codépendance réciproque, leur bi-unité.
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Corbin (PM:12-13) – Le paradoxe du monothéisme

Classé dans: — admin @ 1:01 am

CORBIN, Henry. Le paradoxe du monothéisme. Paris: L’Herne, 1981

[…] Ce paradoxe est de nature essentiellement théologique et philosophique. Lorsque l’on parle des « religions monothéistes », on vise en général le groupe des trois grandes religions abrahamiques : judaïsme, christianisme, Islam.
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Corbin (Ibn Arabi:202) – le dhikr

Classé dans: — admin @ 12:44 am

L’enjeu, pour le disciple d’Ibn ’Arabî, est donc grave. Que chacun s’éprouve soi-même et discerne son état spirituel, car ainsi que le déclare un verset qorânique : « L’homme est un témoin qui dépose contre lui-même, quelque excuse qu’il profère (75/14-15). » S’il ne perçoit pas les « répons » divins au cours de l’Oraison, c’est qu’il n’est pas réellement présent avec son Seigneur ; incapable d’entendre et de voir, il n’est pas réellement un mosallî, un orant, ni quelqu’un « qui a un coeur, qui prête l’oreille et est un témoin oculaire » (40/36). Ce que nous avons appelé la « méthode d’oraison » d’Ibn ’Arabî comporte ainsi trois degrés : présence, audition, vision. Quiconque manque l’un de ces trois degrés, reste en dehors de l’Oraison et de ses effets, lesquels sont liés à l’état de fanâ’. Ce mot, nous l’avons vu, ne signifie pas dans la terminologie d’Ibn ’Arabî « l’anéantissement » de la personne, mais son occultation à soi-même, et telle est la condition pour percevoir le dhikr, le répons divin qui est, cette fois, l’action du Seigneur mettant son fidèle au présent de sa propre Présence.
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Corbin (Ibn Arabi:155-156) – l’idée de création récurrente

CORBIN, Henry. L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî. Paris: Flammarion, 1958

C’est un des termes-clefs du système théosophique d’Ibn ’Arabî ; l’idée de création récurrente, création nouvelle (khalq jadîd), met en cause la nature même de la Création. Or, nous avons déjà vu qu’il n’y a point de place dans la pensée d’Ibn ’Arabî pour une création ex nihilo, pour un commencement absolu, précédé de rien. L’existentiation d’une chose qui n’aurait pas eu déjà d’existence, une opération créatrice qui aurait eu lieu une fois pour toutes et serait maintenant achevée, constituent pour lui autant d’absurdités théoriques et pratiques. La Création comme « règle de l’être », c’est le mouvement prééternel et continuel par lequel l’être est manifesté à chaque instant sous un revêtement nouveau. L’Etre créateur, c’est l’essence ou la substance prééternelle et postéternelle qui se manifeste à chaque instant dans les formes innombrables des êtres ; lorsqu’il s’occulte en l’une, il s’épiphanise en une autre. L’Etre créé, ce sont ces formes manifestées, diversifiées, successives et évanescentes, ayant leur subsistance non pas dans leur autonomie fictive, mais dans l’être qui se manifeste en elles et par elles. La création ne signifie donc rien de moins que la Manifestation (zohûr) de l’Etre Divin caché (Bâtin), dans les formes des êtres : dans leur heccéité éternelle d’abord, dans leur forme sensible ensuite, et cela par un renouvellement, une récurrence d’instant en instant depuis la prééternité. C’est cela cette « création nouvelle » à laquelle pour le théosophe, fait allusion le verset qorânique : « Serions-Nous fatigué par la première Création, pour qu’ils soient dans le doute d’une création nouvelle ? » (50/14).
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